Arménie : « Un monde en moins »

À travers l’évocation de l’Armée secrète arménienne, Audrey Valtille livre subtilement l’histoire d’une cause, entre passé et présent.

Jean-Claude Renard  • 23 avril 2015 abonné·es
Arménie : « Un monde en moins »
L’Armée secrète arménienne , lundi 27 avril, à 23 h 55, sur France 3 (55’) ; la Vengeance des Arméniens, mardi 28 avril, à 22 h 25, sur Arte (52’).
© Archives personnelles, libre de droits

Face à la caméra, de noir vêtus, cagoulés, les militants disent lutter contre « le fascisme turc », et réclament la reconnaissance du génocide, « réparation et justice », quitte à passer par la voie du terrorisme. En 1975, apparaît ainsi un groupe armé sur la scène internationale, revendiquant ses actions sous le nom d’Asala, l’Armée secrète arménienne. Pendant dix ans, elle commettra plus de cent attentats à travers le monde, faisant 46 morts et des centaines de blessés. La France n’est pas épargnée, la communauté arménienne saisie.

Et la réalisatrice, Audrey Valtille, de retracer l’histoire d’une terre, bouleversée par les conquêtes successives, les persécutions, jusqu’à la domination ottomane, orchestrant les premiers massacres, dès 1895, d’une population qui entend relever la tête. Le génocide de 1915 en est le point culminant, tandis qu’au lendemain de la Grande Guerre, la Turquie et l’URSS se partagent son territoire, plongeant son peuple dans l’exil. Le terme de génocide reste tabou dans les instances internationales. C’est face à ce mutisme, à l’absence de reconnaissance que se dresse donc une lutte armée, dans le sillage d’Action directe, des Brigades rouges, ou de mouvements en Palestine. Les premières cibles se porteront sur les intérêts turcs au Liban, avant de s’étendre à d’autres pays, avec une armée secrète qui se veut innovante, diffuse des images de ses camps d’entraînement. Au fil des années, ses actions aveugles et meurtrières finiront par la discréditer et diviser ses rangs, notamment après l’attentat d’Orly, en 1983, touchant la population civile. Reste, au sein d’une communauté embarrassée alors, « qu’on ne peut que s’interroger, dit Ara Toranian, ex-porte-parole de l’Asala, sur les mécanismes d’un monde qui oblige les gens à aller vers de telles extrémités pour pouvoir se faire tout simplement entendre sur une cause aussi juste ».

Puisant dans les archives (et inspirée par la prochaine fiction de Robert Guédiguian, producteur de ce film), dans les fonds photographiques, Audrey Valtille n’en fait pas pour autant un documentaire historique plat, calé sur la chronologie et sa cartographie. Si elle évoque l’effervescence d’une époque récente, avec une communauté sûre de sa cause, de ses droits, elle ajoute le témoignage actuel des protagonistes (à côté de celui d’historiens comme Yves Ternon, ou d’une journaliste comme Myriam Gaume-Ghiragossian). Des témoignages inédits, forts, d’anciens membres de l’Asala. Tels ceux de Vasken Sislian et Mardiros Jamgotchian, ou celui d’Alec Yenikomshian, blessé dans son hôtel, à Genève, en manipulant une bombe (y perdant une main et la vue), dont le procès tournera en véritable réquisitoire contre l’État turc (il sera condamné à dix-huit mois de prison avec sursis). Lui ne regrette rien. Surtout, le déroulement et l’issue de son procès en rappelle un autre, celui de Soghomon Tehlirian, jeune étudiant arménien qui assassina, en 1921, un ancien chef du gouvernement turc, en exil à Berlin, Mehmet Talaat Pacha. Quelques semaines plus tard, son procès est devenu celui des horreurs perpétrées six ans plus tôt par l’Empire ottoman.

C’est précisément l’objet d’un autre documentaire, signé Bernard George, la Vengeance des Arméniens, diffusé cette même semaine sur Arte, à l’occasion du centenaire du génocide. Membre d’un réseau clandestin, Tehlirian sera acquitté. Audrey Valtille n’évoque pas cette page de l’histoire arménienne, à lire comme une étape liminaire dans la reconnaissance du génocide et les moyens employés alors. Mais elle orchestre remarquablement un va-et-vient dynamique entre le passé et le présent, entre le génocide et le terrorisme des années 1975 à 1985, entre l’Asala et Missak Manouchian, lui aussi considéré comme terroriste en 1944 (et dont la veuve, Mélinée Manouchian, viendra témoigner, en 1984, au procès des membres de l’Armée secrète, après l’opération Van et la prise d’otages au consulat turc à Paris), entre l’histoire politique et une identité culturelle, celle d’une communauté, avec ses traditions, sa cuisine, mais aussi ses blessures, avec « ce monde en moins » qu’il porte en lui, selon l’expression de Myriam Gaume-Ghiragossian.

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