Devoir d’humanité

Les migrants africains, syriens et palestiniens crèvent aussi de cette tendance conservatrice d’une certaine opinion apeurée par la crise.

Denis Sieffert  • 23 avril 2015 abonné·es
Devoir d’humanité
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On est en droit de se poser la question : à partir de combien de morts un naufrage de migrants en Méditerranée devient-il chez nous un « événement », une affaire qui mobilise les consciences et s’impose à l’ordre du jour des sommets européens ? Assurément, mille victimes en une semaine, c’était trop pour que l’on continue à détourner le regard. Mais qu’en est-il lorsque les naufragés ont le bon goût de mourir par dizaines, comme cela arrive chaque semaine ? Car les tragédies de ces derniers jours ne sont que la manifestation visible d’un mal endémique. C’est l’état du monde. Le début du XXIe siècle tel qu’il est, avec ses dictateurs sanguinaires, ses famines subies ou provoquées, ses rançonneurs, ses mafieux, ses murs d’indifférence et parfois de haine.

Les pauvres gens, chargés comme du bétail sur des rafiots d’infortune, payent l’addition de toutes les tares et injustices de notre époque. Leur mort est comme inscrite dans l’ordre des choses. Les assassins forment avec leurs complices une sorte de chaîne qui va des potentats locaux à des dirigeants européens toujours prêts à flatter la xénophobie d’une partie de leurs électeurs. Les premiers sont peu connus. C’est l’Érythréen Issayas Afeworki, ex-libérateur de son pays, qui a viré paranoïaque, imposant depuis plus de vingt ans à son peuple un régime ubuesque de violences, d’emprisonnements arbitraires et de tortures, sur fond d’extrême misère. C’est le Soudanais Omar El-Bechir, qui est sous le coup d’un mandat d’arrêt international. Les naufragés de la Méditerranée viennent aussi en grand nombre de la Somalie voisine, théâtre depuis 1991 d’incessantes guerres civiles et de sécessions. C’est de là qu’il y a un mois les shebabs ont lancé leur expédition meurtrière contre les étudiants chrétiens d’une université du nord du Kenya. On ne fera pas reproche aux Occidentaux de s’en désintéresser puisque c’est en Somalie que les États-Unis ont testé en 1992 le fameux « devoir d’ingérence », lequel s’était achevé par un terrible fiasco après une opération qui ressemblait comme deux gouttes de sang à une expédition coloniale.

Les noms des autres grands assassins sont mieux connus dans nos contrées : le Syrien Bachar Al-Assad et l’Irakien Abou Bakr Al-Baghdadi, « calife » autoproclamé de Daech. À cette liste, on pourrait, sans se forcer, ajouter George W. Bush, pour partie responsable du chaos au Moyen-Orient. Il faut avoir une idée de l’enfer que fuient ces Érythréens, ces Somaliens, ces Syriens, pour comprendre leur détermination et l’inanité de politiques européennes qui ne visent qu’à les renvoyer chez eux. On souligne beaucoup depuis une semaine le chaos libyen qui encourage les candidats au départ à prendre la mer au péril de leur vie. Mais ce discours médiatique n’est pas dépourvu d’ambiguïtés. La nostalgie d’un régime Kadhafi qui enfermait les fuyards dans des centres de détention, avant de les renvoyer dans leur pays, trahit un sentiment trouble. Comme si on regrettait cette époque où on ne savait rien du sort des migrants, et où nos consciences européennes étaient sauves. Car il nous faut bien aborder maintenant l’autre niveau de responsabilités. Celui des gens bien élevés, qui ne torturent pas et n’ont pas de sang sur les mains. En tout cas, pas celui de leurs concitoyens. Ces dirigeants européens qui voudraient surtout ne pas savoir, et qui se soucient davantage de repousser les migrants que de leur porter secours, sans même parler de les accueillir. De ces chefs d’État qui ont mis un terme à la mission humanitaire « Mare Nostrum » pour lui substituer ces opérations « Triton », à vocation strictement sécuritaire. Un homme dans cette affaire relève l’honneur de l’Union européenne, par conviction, peut-être, ou du fait d’une géographie qui le met face à ses responsabilités : Matteo Renzi. L’isolement dans lequel il était tenu jusqu’à ces derniers jours par ses chers collègues dit tout de cette Europe, celle-là même qui continue d’exercer un chantage sur le gouvernement grec jusqu’à prendre le risque d’un autre désastre humanitaire.

Le Président du Conseil italien a au moins le mérite de résister à une partie de son opinion publique. Celle incarnée par la Ligue du Nord, mais qui se retrouve dans tant de formations politiques, et pas toujours de droite. Car on aurait tort de trop politiser ce discours. Il est hélas très partagé. C’est le « chacun chez soi », et le racisme anti-immigré, anti-Rom, qui n’épargne pas notre pays. Fruit vénéneux d’un glissement généralisé vers la droite. Les politiques d’austérité, le chômage, la somme des conflits internationaux irrésolus, tout contribue à ce réflexe de repli identitaire. Les migrants africains, syriens et palestiniens crèvent aussi de cette tendance conservatrice d’une certaine opinion apeurée par la crise. Dans ce paysage, les Siciliens et les Calabrais qui organisent l’accueil des rescapés sont d’autant plus admirables. Nos dirigeants devraient suivre leur exemple. Ils devraient imaginer une autre politique de régularisation de mouvements migratoires qui restent de toute façon marginaux, et qui sont irréversibles. C’est, quoi qu’il en soit, une obligation d’humanité.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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