Le climat, question brûlante

Deux essais alertent sur l’urgence de changer nos modes de vie et de développement. Une nécessité, mais aussi une chance.

Olivier Doubre  • 9 avril 2015 abonné·es
Le climat, question brûlante
© Geneviève Azam, **Osons rester humain. Les impasses de la toute-puissance** , Les Liens qui libèrent, 224 p., 18,50 euros. Naomi Klein, **Tout doit changer. Capitalisme et changement climatique** , traduit de l’anglais (Canada) par Geneviève Boulanger et Nicolas Calvé, Actes Sud/Lux, 640 p., 24,80 euros. Photo :Biosphoto / Minden Pictures / Carr Clifton

Le salut de la planète viendra-t-il des femmes ? Si la réponse n’est en rien certaine, on notera cependant que ce sont deux plumes féminines, par deux essais aussi rigoureux qu’ambitieux, qui viennent aujourd’hui montrer les engrenages délétères en matière environnementale auxquels nous mènent inexorablement notre modèle de société et notre mode de vie occidental, adopté, copié ou envié par le reste du monde. Après plusieurs livres à grand succès qui fustigeaient le néolibéralisme, le  « fondamentalisme marchand » et, par conséquent, l’accroissement des inégalités sous toutes les latitudes, Naomi Klein, journaliste canadienne (et véritable superstar altermondialiste), concentre maintenant son attention indignée sur la question du réchauffement climatique. Ce n’était pourtant pas son combat initial. Il lui aura fallu du temps pour appréhender ces nouveaux enjeux. Révoltée par la pauvreté dans le monde et l’extrême concentration des richesses, elle est aujourd’hui convaincue que « le système économique et la planète sont en guerre l’un contre l’autre ; ou, plus précisément, l’économie est en guerre contre de nombreuses formes de vie sur terre, y compris la vie humaine. » Une prise de conscience qui met enfin un terme à « des années de déni » en la matière. Car, se rappelle-t-elle, « autrefois, quand une telle crainte s’insinuait dans mon armure climatosceptique, je faisais tout mon possible pour la refouler, pour passer à autre chose ». Aujourd’hui, la réalité saute aux yeux. Car tous les indicateurs sont au rouge. Rouge vif, même. Sans a priori, voire avec l’espoir de trouver une réponse rassurante, Naomi Klein a donc mené l’enquête quant aux possibilités de nos sociétés de poursuivre dans la même voie. Une enquête de plusieurs années à l’échelle de la planète. Or, à partir des études les plus sérieuses en la matière, elle nous prédit un avenir très sombre, dû d’abord à la « procrastination » de nos gouvernants, mais aussi de chacun d’entre nous. Face à une telle situation, désormais largement documentée, l’auteure de la Stratégie du choc  [^2] en vient simplement à poser la question : « Alors, c’est quoi, notre problème ? »

Observant les politiques des grandes puissances et des États en voie de développement (qui réclament le droit à suivre le même chemin), elle souligne ainsi : « Les gouvernements ont perdu des années à trafiquer les chiffres et à se quereller sur les dates d’entrée en vigueur des mesures, cherchant sans cesse à obtenir des délais supplémentaires, à la manière d’étudiants en retard dans la remise de leur copie. Les conséquences, catastrophiques, de ces faux-fuyants […] sont indéniables. Selon des données préliminaires, les émissions mondiales de dioxyde de carbone ont été plus élevées de 61 % en 2013 par rapport à 1990, année où ont été amorcées des négociations sérieuses pour la mise au point d’un traité sur le climat. » Et la journaliste d’ajouter, non sans (froide) ironie : « D’ailleurs, la seule chose qui s’accroît plus vite que les émissions, c’est la quantité de mots par lesquels on s’engage à les réduire ! Entre-temps, le sommet annuel des Nations unies  […] en est venu à ressembler moins à un forum où l’on négocie activement qu’à une thérapie de groupe aussi coûteuse que polluante, à un cabinet où les délégués des pays les plus vulnérables extériorisent leur colère et leur désarroi, cependant que les représentants subalternes d’États largement responsables de leur triste sort contemplent le bout de leurs chaussures. »

Au fil des 600 pages de son enquête, ayant notamment assisté aux colloques des pires lobbys climatosceptiques, liés pour la plupart aux néoconservateurs états-uniens, Naomi Klein se refuse toutefois à désespérer. Même si elle ne manque pas de rappeler que « plus on tarde, plus la facture sera salée, et plus les changements qu’il faudra effectuer pour réduire les risques d’un réchauffement catastrophique devront être radicaux ! ». En effet, « cette situation est en grande partie attribuable à l’idéologie radicale et hégémonique au nom de laquelle on a mis en place une économie mondiale unique, fondée sur les règles du fondamentalisme marchand, ces règles qui ont germé dans les groupes de réflexion de droite, lesquels sont aujourd’hui en première ligne du mouvement climatosceptique » … Mais, pour l’auteure, c’est aussi l’occasion (inespérée) de s’engager dans la voie d’un changement global, non seulement en matière environnementale, mais également sur le plan économique et social. La menace climatique ne saurait ainsi demeurer « la chasse gardée des environnementalistes »  ; au contraire, la « justice climatique » est une question « qui en concerne d’autres ». Mieux, elle peut être un véritable « catalyseur de changements », permettant de raviver les économies locales et, plus largement, de nous libérer de « l’emprise destructrice » des multinationales et des accords de libre-échange. Et l’auteure de s’enthousiasmer : « L’enjeu  [climatique] peut ainsi devenir le meilleur argument dont les progressistes aient jamais disposé pour faire valoir leurs revendications. » En somme, la base d’un « sursaut citoyen » contre la financiarisation. Avec une approche légèrement différente, l’économiste Geneviève Azam, bien connue des lecteurs de Politis pour ses chroniques « À contre-courant », pointe elle aussi les « impasses » d’un « idéalisme prométhéen » qui a eu cours jusqu’à aujourd’hui et qui serait maintenant censé nous sauver de la catastrophe annoncée.

Son livre se veut un « cri d’alerte » contre la croyance de la « toute-puissance » de l’homme, supposé être en mesure de trouver des solutions au problème du réchauffement en créant une « planète intelligente ». Ce que l’économiste appelle l’illusion d’une planète « cyborg », qu’il nous suffirait de piloter en « marchandisant » la biodiversité, notamment au moyen des droits à polluer, et en rendant commensurables « grâce au  [seul] calcul économique » (comme veut y croire le sociologue Bruno Latour) aussi bien les rivières ou les plantes transgéniques que le climat, les embryons humains ou les agriculteurs eux-mêmes. Outre le fait que « l’humilité n’est pas la posture préférée des économistes », Geneviève Azam pointe ici les dangers – déjà à l’œuvre pour certains – du « formatage économique du monde et de l’arbitrage par le calcul économique qui ont vampirisé la politique ». Il en naîtrait alors une « démocratie technique », où chaque question ne serait plus évaluée qu’à l’aune d’une « balance à peser les arguments ». En résumé, le conflit, donc la politique, disparaîtrait devant des « économisateurs » (là encore, le mot est de Bruno Latour) qui donneraient le « bon poids des choses ». Évidemment, il n’y aurait « pas d’alternative », selon le bon vieux précepte néolibéral ! Contre une telle conception, Geneviève Azam s’insurge et appelle au contraire à prendre en compte et à cultiver la « fragilité inhérente à la nature humaine et aux écosystèmes ». Un « temps » de la fragilité et des limites qui doit nous servir de « point d’appui » pour penser des alternatives, en refusant l’idée de toute-puissance et en acceptant l’idée de la finitude d’une nature considérée comme extérieure à l’homme mais intrinsèquement liée à lui. « Le lien, l’attachement entre les humains et la Terre, est un processus qui ne peut s’éteindre sans menacer la condition humaine », souligne la chercheuse. De ce principe, il s’agit de tirer les conséquences en sollicitant toutes les « expériences de base ayant fait du dérèglement du climat la matrice inspirant des résistances et des dissidences ». À l’instar de Naomi Klein, Geneviève Azam veut donc croire que « tout peut changer », et le mouvement pour la justice climatique, au niveau local comme à l’échelle internationale, peut être la source d’une « force imaginative insoupçonnée ». Et ce afin de « s’affranchir de la culture-monde, du libre-échange, du tout-marché, de l’illusion technoscientifique ». En somme, tout doit changer !

[^2]: Son précédent ouvrage, sur les impasses du système économique néolibéral mondialisé (Actes Sud/Leméac, 2008).

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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