Qu’ils aillent tous se faire maîtres !

Le dessinateur Mahler adapte une « comédie » de Thomas Bernhard en quelques traits et avec beaucoup d’intelligence. Brillant et glaçant.

Marion Dumand  • 9 avril 2015 abonné·es

Pour qui n’a jamais lu Thomas Bernhard et a été rebuté jusqu’à maintenant par le trait des bandes dessinées de Mahler, cet album, Maîtres anciens. Comédie, sera une découverte en même temps qu’une grande surprise. Trois hommes (soit deux boules et un piquet avec des nez mais sans yeux) se retrouvent au Musée des Arts anciens : le narrateur, l’homme avec qui il a rendez-vous, Reger, et Irssigler, le gardien, ces deux derniers alimentant de leurs souvenirs le monologue du narrateur. Irssigler, c’est une boule à pattes bicolore, avec un long nez, des cheveux trop longs et une étiquette qui pendouille. Un bien bon gardien, cavalant dans les marbres et les dorures, si minuscule que les cordons de sécurité lui mettent une tête. Un sacré bon gardien puisque c’est lui, à travers le narrateur, qui offre le premier fou rire de cette bande dessinée et nous fait pénétrer dans l’œuvre, lui qui aurait voulu entrer dans la police «   parce qu’avec le métier de policier, le problème vestimentaire lui paraissait résolu ». Et le voilà filant en bas de la case, comme pour échapper à l’affreux en armure, au casque cloche et à l’épée froufroutante, tableau immense et surplombant.

Le ridicule, nos deux sbires d’Autriche, même partagés entre le monde des vivants (Mahler) et celui des morts (Bernhard), s’entendent à l’astiquer. Bien luisant, le Reger, toujours posé devant le même tableau, est une demi-sphère noire ; de dos, avec son chapeau noir à large bord, il ressemble à un curé en soutane. Reger est un « détestateur », ainsi l’a-t-il dit un jour au narrateur. Il déteste le soleil, la promenade, les musées. Il n’y vient que pour la banquette, aussi haute que lui, pour le climat idéal et pour Irssigler. Il y lit parfois, à sa façon, « celle d’un feuilleteur supérieurement doué ». Et il aligne. Stifter (écrivain autrichien du XIXe siècle) ? « Sur n’importe quelle page de Stifter, il y a tant de kitsch que plusieurs générations de nonnes et d’infirmières assoiffées de poésie peuvent en être satisfaites. » Heidegger ? « Le philosophe en pantoufles et bonnet de nuit des Allemands, rien de plus. » Dürer est « cet artiste nurembergeois de la ciselure »  ; l’autel du Bernin, au Vatican, « une stupidité architectonique ». On en passe et dans tous les domaines. Et on jubile trois fois de lire tant de vacheries sur de si grands personnages, ridicules emperruqués, et de découvrir Reger si antipathique et culotté. On jubile comme un lycéen qui doit manger du Socrate et découvre le surnom donné par Nietzsche à « l’illuminé de l’arrière-monde » .

Nous voilà mauvais comme Reger, mais peut-être dit-il vrai après tout, et l’on comprend alors la fascination étrange qu’il exerce sur le narrateur. « Les soi-disant grands maîtres, surtout lorsqu’on contemple leurs œuvres d’art côte à côte, sont des enthousiastes de l’hypocrisie qui ont fait des courbettes et se sont vendus à l’État catholique, au goût de l’État catholique. » Et défilent, en deux traits noirs et quelques aplats jaunes, angelots, nobles et moches Mise au tombeau. Comment ne pas entendre la douleur de cet homme, demi-sphère posée sur une banquette, à nouveau idiot, à nouveau méchant la seconde d’après, dos de veuf semblant soudain plus noir, plus courbé ? « Toute notre vie nous nous reposons sur les grands esprits, sur les soi-disant maîtres anciens  […], et alors nous sommes mortellement déçus par eux, parce qu’ils ne remplissent pas leur office au moment décisif. » Mortellement déçus justement à la mort de l’aimé(e).

Littérature
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