Secret des affaires : « On fait primer l’intérêt des multinationales »

Un projet de directive européenne sur les secrets d’affaires menace des droits fondamentaux et met en péril la liberté d’intervention des syndicalistes, des lanceurs d’alerte et des journalistes.

Thierry Brun  • 16 avril 2015 abonné·es
Secret des affaires : « On fait primer l’intérêt des multinationales »
© **Stéphanie Gibaud** est secrétaire générale de la plateforme internationale des lanceurs d’alerte (Pila), créée avec Hervé Falciani, à l’origine de SwissLeaks. **Sophie Binet** est secrétaire générale adjointe de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT-CGT). Photo : AFP PHOTO/FRANCOIS GUILLOT

Le projet de directive sur le secret des affaires, qui devrait être débattu au sein de la commission des affaires juridiques du Parlement européen fin avril ou début mai, a suscité l’opposition d’une soixantaine d’organisations, signataires d’un appel intitulé : « Directive européenne secret des affaires, un danger pour les libertés ^2 ». La syndicaliste Sophie Binet, membre de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT-CGT), qui est à l’initiative de l’appel, et Stéphanie Gibaud, lanceuse d’alerte, ex-responsable du marketing et de la communication au sein de la banque de gestion UBS France, qui a révélé des faits ayant conduit à la mise en examen d’UBS pour blanchiment et fraude fiscale, expliquent les raisons de ce tollé européen.

Pourquoi vous opposez-vous à cette directive sur le secret des affaires ?

Sophie Binet : Ce projet fait primer l’intérêt des multinationales sur l’intérêt général et s’attaque aux syndicalistes, aux journalistes et aux lanceurs d’alerte. Au prétexte de protéger les savoir-faire, il risque de retirer du débat public de nombreuses informations et d’empêcher tout débat citoyen sur les activités économiques. La définition du secret d’affaires est très vague, limitée à toute information à valeur commerciale protégée par l’entreprise. Les poursuites ne sont pas liées à l’utilisation commerciale mais à toute divulgation du secret en question, quels que soient son utilisation et son motif. Ajoutons qu’un État membre qui transposera la directive pourra, s’il le souhaite, inclure dans sa législation des poursuites pénales. Les employeurs auront ainsi une assise légale pour obtenir la condamnation de représentants du personnel ou de lanceurs d’alerte. Et aucune clause n’exclut les journalistes de ces poursuites en cas de divulgation de ce secret d’affaires. Le fichier des clients d’UBS France, que Stéphanie Gibaud a refusé de détruire malgré la demande de sa supérieure hiérarchique après la perquisition du bureau du directeur général d’UBS, peut être considéré comme un secret d’affaires. Les révélations d’Irène Frachon autour des dangers du Mediator concernent son processus de fabrication, elles peuvent donc être aussi considérées comme un secret d’affaires. Un syndicaliste qui informe les salariés de Sanofi sur l’utilisation des aides publiques perçues par le groupe ou sur un plan social à venir pourrait également être condamné. C’est une mise en cause fondamentale du rôle des instances représentatives du personnel et des organisations syndicales. Cela signifie qu’on ne pourra plus jouer notre rôle de contre-pouvoir dans l’entreprise.

Stéphanie Gibaud : La directive parle d’espionnage industriel. Qu’un procédé de fabrication soit protégé par l’entreprise, cela paraît logique. Mais le fait de ne pas pouvoir dénoncer des dysfonctionnements au prétexte que c’est un secret n’a pas de sens. Nous nous éloignons de la liberté d’expression, des libertés individuelles et collectives.

Quelle définition du secret des affaires proposez-vous ?

S. B. : Nous avons rédigé des propositions d’amendement avec le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France. Nous suggérons une définition fondée sur la jurisprudence actuelle et limitée aux informations concernant la recherche et le développement de processus de production ou de commercialisation de biens ou de services. Surtout, les poursuites sur les divulgations d’un secret d’affaires ne seraient possibles que dans le cas où celui-ci présente un intérêt commercial pour son auteur et lorsque son détenteur envisage d’en tirer un bénéfice financier, commercial ou anticoncurrentiel. Enfin, nous exigeons des exceptions générales pour les représentants du personnel, les lanceurs d’alerte et les journalistes, comme pour les informations concernant les droits fondamentaux, la santé ou l’environnement.

La directive cherche-t-elle à fragiliser les lanceurs d’alerte ?

S. G. : Pourquoi serait-il urgent de protéger les entreprises plutôt que les lanceurs d’alerte, qui, eux, pensent à l’intérêt général et au bien commun ? Après avoir dénoncé le caractère illégal du démarchage d’UBS en France, je me suis battue pendant sept ans, et l’instruction du dossier est toujours en cours. Mon affaire a pourtant été rendue publique en 2010. Pendant plus de trois ans, j’ai été harcelée, placardisée, isolée, suivie par les services de renseignements, mise sur écoute. On m’a fait passer pour une folle et une manipulatrice. Cinq ans après, je n’ai plus rien. Il n’y a pas un fonds pour me protéger, pas une association ou une instance, une haute autorité pour soutenir des personnes qui ont agi pour l’intérêt du plus grand nombre. L’évasion et la fraude fiscale, c’est 60 à 80 milliards d’euros par an qui manquent à l’État français. Bercy communique sur le fait que 21 milliards seraient rentrés dans les caisses de l’État et me remercie par écrit d’y avoir contribué. Le cabinet de François Hollande m’écrit dans une lettre « qu’il a été pris connaissance des préoccupations »  (sic) que j’ai exprimées et demande à deux ministres de me « tenir informée des suites susceptibles de leur être réservées »

S. B. : Avec cette lettre, on a une idée de la détermination de François Hollande pour protéger les lanceurs d’alerte ! Pendant ce temps, le projet de directive sur le secret des affaires est une catastrophe pour eux.

Constance Le Grip, députée européenne UMP-PPE, rapporteure du projet de directive, explique que le texte prévoit plusieurs exceptions à l’application du secret des affaires. Êtes-vous d’accord avec elle ?

S. B. : Le texte parle en effet d’un « usage légitime du droit à la liberté d’expression et d’information » et d’un « exercice légitime de [la] fonction de représentation » des représentants du personnel. Qui juge de la « légitimité » de ce droit ? Nous demandons que ce terme soit supprimé, de façon à prévoir des exceptions générales pour les journalistes et les représentants du personnel.

La Plateforme internationale des lanceurs d’alerte et les organisations syndicales ont-elles été consultées par les instances européennes ?

S. G. : (rires) Vous avez beaucoup d’humour !

S. B. : Non, puisque la Commission européenne a eu le bon goût de sortir la question des secrets d’affaires du champ du dialogue social européen… Il n’y a donc pas eu de saisine officielle des organisations syndicales européennes. Les organisations syndicales et de nombreuses ONG ont condamné cette directive dans un appel européen, notamment Eurocadres [^3], parce que le secret des affaires est une arme importante contre la mobilité et la liberté d’expression des cadres.

S. G. : Les lanceurs d’alerte qui contactent notre plateforme sont en grande majorité des cadres d’entreprise qui ont découvert des malversations ou des dysfonctionnements dans leur service. Mais, dès qu’ils veulent briser la loi du silence, ils sont considérés comme persona non grata. Ils se rendent compte qu’ils n’ont pas d’autre choix que de rester le bon petit soldat de l’entreprise.

S. B. : Dans le baromètre annuel réalisé pour l’UGICT-CGT auprès des cadres, 55 % d’entre eux estiment que les choix ou pratiques de leur entreprise entrent régulièrement en contradiction avec leur éthique professionnelle. Nous refusons l’impasse dans laquelle les cadres sont aujourd’hui enfermés – « se soumettre ou se démettre » – et nous exigeons qu’ils aient un droit de refus et d’alternative.

S. G. : Les personnes que nous rencontrons au sein de la plateforme nous demandent ce qu’il faut faire pour que les protagonistes soient punis. Or, le seul à être pénalisé est celui qui dénonce… C’est le lanceur d’alerte qui perd son emploi, qui est discriminé, harcelé, placardisé, qui a des problèmes de santé, qui se bat pour payer des avocats, des factures… Moi, je suis aujourd’hui aux minima sociaux. Je ne peux plus retrouver de travail, mais Jean-Frédéric de Leusse  [président d’UBS France, NDLR]  –qui a menti dans les médias avant mon jugement prud’homal en déclarant : « Des gens comme Stéphanie Gibaud, qui inventent des histoires, devraient être punis par la justice française »  – n’est pas inquiété et continue de percevoir une rémunération extraordinaire. Il y a fondamentalement un problème juridique. À qui profite le crime ? Qui voudrait être dans ma situation aujourd’hui ? Pourquoi cela pose-t-il un problème d’être honnête ?

L’existence même de la Plateforme internationale des lanceurs d’alerte ne serait-elle pas menacée ?

S. G. : Nous dérangeons. Nous sommes chaque jour en contact avec des personnes qui nous demandent des conseils. Des fonctionnaires de Bercy viennent nous voir sous couvert d’anonymat. Nous avons rencontré Antoine Deltour, qui est l’origine de LuxLeaks, Ida de Chavagnac, ex-analyste dans les services de risques des salles des marchés du Crédit agricole, Florence Ploteau, qui a révélé l’affaire des fausses factures du conseil général des Hauts-de-Seine, et beaucoup d’autres cadres d’entreprise et fonctionnaires de l’État.

Avec ce projet de directive européenne, n’est-on pas dans un affrontement entre intérêts privés et intérêt général ?

S. G. : Je ne suis pas politisée, mais je peux dire que nous sommes les 99 % contre les 1 %. J’ai réalisé avec l’affaire UBS que les 1 % sont dans une impunité absolue. Il est impératif aujourd’hui de s’unir contre cette atteinte fondamentale aux libertés. Avec cette directive, on ne va pas dans le sens de la démocratie.

S. B. : Les contre-pouvoirs fondamentaux que sont la liberté de la presse, les organisations syndicales, les ONG et les lanceurs d’alerte sont attaqués de plein fouet par ce projet de directive parce qu’ils sont les derniers remparts de résistance pour défendre nos démocraties. Dans le baromètre réalisé pour l’UGICT, 75 % des cadres disent qu’ils ne sont pas associés aux choix stratégiques de l’entreprise, du fait de la financiarisation de l’économie et de l’entreprise. On voit bien que les choix sont faits par les actionnaires en fonction d’intérêts de court terme et d’une logique de profit. Notre objectif est de reprendre le pouvoir « par le bas » en permettant aux salariés de se réapproprier leur travail et les technologies.

[^2]: www.stoptradesecrets.eu 

[^3]: Eurocadres regroupe à l’échelle européenne les organisations syndicales de cadres.

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