« Taxi Téhéran », de Jafar Panahi : Une course qui n’a pas de prix

Avec Taxi Téhéran, Jafar Panahi, qui a l’interdiction de faire du cinéma, signe un film drôle et courageux où il interroge subtilement son art.

Christophe Kantcheff  • 15 avril 2015 abonné·es
« Taxi Téhéran », de Jafar Panahi : Une course qui n’a pas de prix
© **Taxi Téhéran** , Jafar Panahi, 1 h 22. Photo : DR

En Iran, le taxi et le cinéma ont partie liée. On y compte désormais au moins deux films qui se déroulent à l’intérieur d’un tel véhicule : Taxi Téhéran, le nouvel opus de Jafar Panahi, et celui auquel il fait inévitablement songer, Ten, d’Abbas Kiarostami, sorti en 2002. Cinématographiquement, le premier est de la même trempe que le second : de très haut vol. Mais leur ton diffère, de même que les conditions de leur élaboration. Expérimentateur de formes, Abbas Kiarostami avait placé dans le tableau de bord de la voiture deux petites caméras pour filmer la conductrice et ses passagers. Au gré d’improvisations naissait un petit théâtre de visages et de paroles qui ouvrait l’horizon. Jafar Panahi, quant à lui, n’est pas mû par le même souci d’innovation.

Condamné en 2010 à vingt ans d’interdiction d’exercer son métier, le cinéaste cherche comment déjouer cette folle décision de justice. Il a ainsi réalisé en 2011 Ceci n’est pas un film, où, sans sortir de chez lui, il décrivait la mise en scène du film à venir. Aujourd’hui, avec Taxi Téhéran, il a pris la place d’un chauffeur de taxi, casquette vissée sur le crâne, après avoir installé des caméras mobiles pour filmer les occupants des sièges avant et arrière. Contraintes choisies par le premier, imposées aux seconds – la différence est de taille – mais qui, au lieu d’amenuiser l’imaginaire, l’ont stimulé dans les deux cas. Jafar Panahi, qui pourrait être tétanisé par la menace qui pèse sur lui, impressionne par les ressources dont il fait preuve face à des « ennemis » aux moyens de pression multiples. D’autant que Taxi Téhéran se révèle très drôle. La nature même du film est concernée par cet humour, souvent au second degré. Quand le film s’ouvre, l’incertitude plane : à quoi assistons-nous ? Documentaire – ce qui est a priori l’hypothèse la plus plausible – ou fiction ? La conviction du spectateur bascule peu à peu à coup de saynètes ponctuées de clins d’œil. C’est, ici, un passager qui met en doute le fait que le conducteur exerce réellement le métier de taxi ; là, un autre qui le reconnaît immédiatement parce qu’il livrait à son fils des DVD piratés –  « Vous m’aviez demandé Voyage en Anatolie et aussi Minuit à Paris, de Woody Allen »  –, seul moyen de voir des films occidentaux en Iran. Cet homme est convaincu que ceux qui montent dans le taxi sont des comédiens. « Vous croyez, M. Panahi, que je ne me rends pas compte que tout cela est mis en scène ! » – ce qui signifierait que lui aussi joue un rôle. Rarement mise en abyme a été aussi cocasse.

Des passagers font référence à des films anciens du cinéaste –  « c’est comme dans Sang et Or  », dit l’un, « comme dans Hors-jeu  », dit un autre –, comme on le fait dans la vie courante quand une situation ressemble à la scène d’un film. Ce qui devrait accroître l’impression documentaire. Mais ces allusions cinéphiliques répétées mettent au contraire la puce à l’oreille. De même que l’accumulation d’événements qui se bousculent dans le taxi : l’accidenté qu’il faut conduire à l’hôpital avec sa femme ; les deux sœurs pressées de jeter leurs poissons rouges dans un lac à midi pile, séquence qui comprend un moment de grand burlesque… Jafar Panahi a voulu, dans ce tout petit lieu qu’est l’intérieur d’un taxi, faire entrer à la fois la société iranienne et une riche dramaturgie, allant de la comédie au film d’action. Il faut sans aucun doute mettre un peu en scène la réalité pour réussir ce tour de force… Ce que donne à voir Taxi Téhéran de la société iranienne est d’une richesse qui correspond à ce pays complexe. D’un vif débat entre deux passagers sur l’efficacité de la peine de mort, très utilisée en Iran, on passe à la volonté d’un accidenté qui, croyant mourir, exige d’établir sur-le-champ un testament en faveur de son épouse pour éviter qu’on ne lui laisse que « quelques chèvres ». La « femme aux fleurs » est, de ce point de vue, l’une des passagères les plus marquantes. Avec son éclatant sourire, cette avocate militante des droits de l’homme raconte son combat du moment en faveur d’une femme emprisonnée pour avoir voulu assister à un match de volley masculin. Elle aussi interdite d’exercer son métier, elle souffle au cinéaste qu’ « il ne faut pas s’en faire », justement parce qu’ « ils font de ta vie une prison » .

La modernité technologique, très présente dans Taxi Téhéran, offre aussi une forme de liberté jusque dans le filmage des séquences. En plus des mini-caméras insérées dans la voiture, le cinéaste a recours à un téléphone portable et à l’appareil photo numérique de sa nièce, qui doit réaliser un court métrage pour son école, ces différents registres d’image élargissant le champ de vision et les possibilités de récit. Ces petits appareils high-tech permettent de faire le film en toute discrétion : ils renforcent ainsi Jafar Panahi dans sa capacité de résistance et dans sa dignité de cinéaste. En réalité, la question « comment faire du cinéma ? » traverse tout le film, dépassant ces considérations techniques. On mesure la grandeur de Jafar Panahi au fait qu’il ne s’en tient pas à son cas ni à son pays. Il y fait allusion bien sûr. Notamment quand sa nièce lui cite les recommandations absurdes énoncées par son professeur de cinéma afin de réaliser un film « diffusable »  : « Avoir recours au bon sens pour se censurer soi-même. » Mais le plus essentiel de ce que livre Panahi, en particulier aux débutants, atteint à l’universel, trouvant là un écho avec les Lettres à un jeune poète, de Rilke. Outre cette phrase que chaque critique devrait méditer –  « tout film mérite d’être vu »  –, il explique que personne ne peut aider quelqu’un à trouver ce qu’il veut filmer, à définir son sujet. « C’est à toi de trouver, dit-il à l’un de ses passagers, et pour cela il faut sortir de chez soi. » « Sortir de chez soi »  : n’est-ce pas la plus belle formulation pour exprimer la nécessité de prendre des risques, quels qu’ils soient ? Taxi Téhéran, film ouvert et courageux, porte aussi une parole profondément intime.

Cinéma
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