Ursula Del Aguila : « La GPA est une façon d’abdiquer face au marché »

Proche des positions du collectif CoRP contre la gestation pour autrui, Ursula Del Aguila revendique une conception anticapitaliste du corps maternel.

Ingrid Merckx  • 23 avril 2015 abonné·es
Ursula Del Aguila : « La GPA est une façon d’abdiquer face au marché »
© **Ursula Del Aguila** est doctorante en philosophie à Paris-VIII, ex-cheffe de la rubrique « Idées » au magazine *Têtu* . Photo : DOREEN FIEDLER/DPA/AFP

Selon Ursula Del Aguila, qui prépare une thèse sur la haine du corps maternel chez des philosophes comme Platon, Aristote ou Sade, la division des féministes sur la GPA relève de leur conception radicalement différente de la maternité et du corps.

Pourquoi la GPA divise-t-elle les féministes ?

Ursula Del Aguila : Sur le plan philosophique, il n’y a plus de consensus sur la définition de ce qu’est une femme. Dans l’épistémologie féministe, cette catégorie femme a été explosée par Judith Butler dans Gender Trouble. La femme n’est plus un corps sexué avec une âme et une essence, mais un corps genré, découpable, fonctionnalisé. Les féministes post-modernes arrivent après Butler et Deleuze qui conçoivent le corps comme un agencement (« agency ») – de désirs, de projets… –, et ont contribué à détruire le corps comme substance pour le penser d’abord en termes de fonctions. Il y a donc deux écoles : les féministes pro-agency – pro sex-work, pro-GPA – et les féministes, dont je fais partie, pour qui la GPA est une régression pour les droits des femmes, une négation du corps féminin, un retour de l’esclavage. Rappelez-vous la Servante écarlate, de Margaret Atwood, où un régime totalitaire et religieux a divisé la société en trois classes : les Épouses (qui ont le pouvoir), les Marthas (domestiques) et les Servantes écarlates, qui sont des reproductrices, des pondeuses.

Le nœud de la division, ce sont donc ces conceptions antagonistes de la maternité ?

Les féministes post-modernes sont fâchées avec la maternité. Les républicaines égalitaristes, dont font partie Élisabeth Badinter et Caroline Fourest, voudraient neutraliser le corps féminin de son utérus. Dans les combats des années 1970, le corps maternel devait d’abord être maîtrisé et dissocié du désir car la maternité était imposée. Le corps maternel est devenu encombrant. Ces féministes sont d’abord beauvoiriennes. Or, Beauvoir ne parle de la grossesse que comme un empêchement et répète la division entre l’esprit et le corps, dépréciant celui-là. Et puis, il y a les autres féministes qui maintiennent qu’il y a bien deux corps différents, et cette différence tourne autour de la capacité de porter les enfants, sans pour autant penser qu’il faille enfanter pour se réaliser…

Vos travaux ne vous situent ni parmi les universalistes ni parmi les essentialistes ?

Les philosophes, dont Aristote, ont décrété que l’esprit venait du sperme et que l’utérus n’était qu’un milieu nourricier. À la suite de Luce Irigaray et d’Antoinette Fouque, j’essaie de penser le corps maternel comme la « chair matricielle » (Fouque), le premier corps pensant. Les post-modernes ne veulent pas penser l’expérience de la grossesse alors qu’elle est la matrice de toute création, et qu’on peut créer et procréer, et tout concilier. La gestation pour autrui (GPA) et le don de sperme ne me paraissent pas équivalents, contrairement à ce que défend le mouvement LGBT, où la domination masculine est très présente. Ça arrange tout le monde de penser le corps maternel comme un corps machine. Alors que j’estime que c’est le dernier endroit à préserver de la logique marchande, un espace de gratuité. La GPA est perçue comme un progrès social alors que c’est une façon d’abdiquer face au marché. Le corps maternel sera dévoré par le capitalisme s’il n’y a pas des voix pour dire qu’il ne peut pas tout incorporer. Certaines féministes vont me trouver conservatrice parce que je veux continuer de penser le corps dans son unité. Mais je défends plutôt une position anticapitaliste.

N’y a-t-il aucun don possible dans le cadre d’une GPA ?

Si ma meilleure amie n’a pas d’utérus et qu’elle désire un enfant, peut-être que je pourrais porter un enfant pour elle… Mais hors agences, hors marché et dans le cadre d’un lien affectif singulier et unique. Et on ne peut pas légiférer là-dessus. Les pro-GPA n’osent pas parler d’amour quand elles parlent d’une relation sociale où l’on s’échange des enfants. Elles ne vont pas jusqu’à dire que légiférer autour de la GPA, c’est reconnaître la puissance incroyable du corps maternel, « sa capacité génésique » (Fouque). Elles sont aussi dans une forme cynique d’acceptation du réel : « Les mères porteuses en Inde, en Ukraine… Il faut remettre dans le contexte, ne pas juger. » Mais pourquoi ne pas juger pour réfléchir à dans quel monde on a envie de vivre ?

Pourquoi une régulation de la GPA ne viendrait-elle pas servir vos arguments plutôt que la position abolitionniste défendue par le CoRP ?

C’est ce que dit Antoinette Fouque : en reconnaissant la GPA, on reconnaîtrait ainsi le formidable don qu’une femme fait en portant et en mettant au monde un enfant, et ce serait une première étape pour changer l’ordre symbolique de notre culture. Je suis encore partagée sur cela. En ce qui concerne la prostitution, je suis plutôt pour la régulation. Pour la GPA, le problème, c’est qu’il y a aussi l’enfant à naître…

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