Corbeil-Essonnes : « Dans une société sans promesse, on préfère l’argent d’un milliardaire »

Le communiste Bruno Piriou relate dans un livre le « système Dassault » en place à Corbeil-Essonnes. Et met en lumière le rendez-vous manqué entre la gauche et les quartiers populaires.

Thierry Brun  • 13 mai 2015 abonné·es
Corbeil-Essonnes : « Dans une société sans promesse, on préfère l’argent d’un milliardaire »
Bruno Piriou est ex-conseiller général communiste, coauteur avec Ulysse Rabaté, son colistier, de l’Argent maudit, au cœur du système Dassault (Fayard).
© AFP PHOTO / POOL / FRED DUFOUR

Bruno Piriou a perdu à plusieurs reprises les élections municipales contre Serge Dassault à Corbeil-Essonnes. Il mène un combat politique et judiciaire depuis vingt ans contre le clan Dassault, convaincu que ce qui se passe dans cette ville de la banlieue parisienne interroge l’état de la démocratie en France et le lien de nombreux citoyens avec les institutions.

Vous avez de nouveau perdu contre le clan Dassault-Bechter lors des dernières élections municipales, alors que vous menez un combat judiciaire pour révéler un système dont l’ampleur et la gravité ne sont apparues au grand jour que récemment. Comment expliquez-vous une telle longévité du clan ?

Bruno Piriou : Le combat politique est inégal quand il s’agit de défendre un projet et des idées alors qu’en face un milliardaire distribue des millions d’euros. Étant partie civile dans l’instruction judiciaire, je peux vous dire que les sommes dépensées par Serge Dassault pour Corbeil-Essonnes dépassent l’entendement. La sophistication des réseaux financiers et bancaires fait de cette affaire locale un des plus gros scandales du moment. Mais, dans une société où la majorité des citoyens ne croit plus dans les institutions et en ce que peut apporter la République, le pragmatisme populaire fait qu’il vaut mieux garder un maire puissant, même si le Conseil d’État a montré qu’il existait bien un système de dons d’argent en période électorale. Dans une société sans promesse, on préfère l’argent d’un milliardaire.

Comment peut-on passer de décennies d’un communisme municipal à l’emprise d’un milliardaire ?

Le communisme municipal a fonctionné des années 1960 aux années 1980 dans une période avec peu de chômage. Des milliers de Corbeil-Essonnois travaillaient dans leur ville, dans des entreprises comme la Snecma, IBM, les Grands Moulins, les papeteries, les imprimeries Crété, etc. Il existait une culture politique avec un maire qui défendait les entreprises et il y avait des salariés, issus notamment de l’immigration, qui habitaient les quartiers populaires. Or, l’emploi a chuté, les entreprises sont passés de milliers de salariés à quelques centaines, voire ont disparu. Les quartiers populaires disposaient de réseaux, organisés notamment par la jeunesse communiste et les syndicats comme la CGT, il y avait une bourse du travail foisonnante et des associations organisant la solidarité, mais on les a vu s’amenuiser avec la désindustrialisation de la ville. Les communistes n’ont pas su transformer leur système pour l’adapter à une société en crise. Au lieu de s’ouvrir aux contradictions de la société, le système communiste s’est refermé sur lui-même, sans apporter des réponses aux nouvelles questions posées par les jeunes et les chômeurs, sans prendre en compte l’individu dans tous ses aspects. Jacques Chirac parlait de « fracture sociale » pendant sa campagne présidentielle de 1995. Cette même année, Serge Dassault entamait son premier mandat municipal. Ce qui me fait dire dans le livre que l’existence du système Dassault éclaire d’une force singulière le rendez-vous manqué entre la gauche française et les habitants des quartiers populaires.

Quelles leçons tirez-vous de vingt ans de combat contre le système Dassault ?

On est passé de la pédagogie du renoncement, pendant les années Mitterrand, à la pédagogie du désespoir, sous Sarkozy et Hollande. Les gouvernements cultivent le chacun pour soi. Le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, rêve que « de jeunes Français aient envie de devenir milliardaires », ce qui renvoie au discours de Serge Dassault. Quand la République, avec ses valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, est ainsi mise à mal, les systèmes clientélistes ont de beaux jours devant eux. Ils se nourrissent de l’individualisme et des inégalités, un contexte dans lequel seuls les puissants peuvent promettre et distribuer des oboles. Pourquoi se débarrasser d’un maire milliardaire qui apporte des réponses à des demandes individuelles avec son argent privé ? Combien de fois on m’a dit que je n’avais rien de mieux à proposer et que mes amis de gauche non plus… Difficile de répondre à cela. Il nous faut réinventer une gauche dans ses contenus et dans ses projets où chacun prenne sa place. Aucun projet alternatif prétendant définir l’intérêt général ne peut s’élaborer sans la confrontation des vécus et des points de vue. La nouvelle République doit se concevoir au plus près des citoyens, dans toute leur diversité. C’est pourquoi les Chantiers de l’espoir, initiés par le Front de gauche, des Verts, des mouvements associatifs et quelques socialistes doivent déboucher sur un nouveau mouvement politique.

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