Ces néoconservateurs qui se réclament des Lumières

Ils s’affirment de gauche mais revêtent les habits des plus réactionnaires… Qui sont-ils ? Que pensent-ils ? Quelle est leur influence sur l’opinion publique ? Enquête.

Pauline Graulle  • 10 juin 2015 abonné·es
Ces néoconservateurs qui se réclament des Lumières
© Photo : Brandt / Getty Images / AFP

En général, les grands événements historiques accouchent de nouvelles manières de voir le monde. Les « nouveaux philosophes » de l’après Mai 68, la prise de pouvoir des néoconservateurs américains après le 11 Septembre… Un nouveau courant de pensée est-il en train de voir le jour en France en réaction aux attentats des 7 et 9 janvier ? Persuadée que les tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher lui ont donné raison, la « gauche réactionnaire » est sortie du bois. Depuis des années, déjà, elle avait son rond de serviette sur les stations de Radio France, à l’Obs, à Marianne ou à Canal +, prenant tour à tour le visage de Michel Onfray, d’Élisabeth Badinter, de Caroline Fourest ou de Philippe Val. Le traumatisme de début 2015 a créé un appel d’air pour ces intellectuels dont les essais se vendent comme des petits pains. Devenus les chouchous d’un système médiatique désireux de donner une grille de lecture facilement compréhensible à cette France traumatisée, ils saturent aujourd’hui l’espace public de leur discours simpliste. Ce qui ne les empêche pas de se présenter comme des pourfendeurs du « politiquement correct » et de la « pensée unique », et d’apparaître ainsi comme de courageux rebelles dans une France lâche et acquise au communautarisme.

Choc des civilisations

La « gauche réac » : que cache ce curieux oxymore, employé aussi bien par le Figaro – qui s’en réjouit [^2] – que par certains universitaires ? Difficile à dire puisque ses représentants se revendiquent au contraire d’une gauche progressiste. Et qu’ils ne pensent d’ailleurs pas de la même façon sur tout. Reste qu’une analyse de leur discours révèle un système de pensée similaire. Il se caractérise par une extrême défiance vis-à-vis de l’islam et du multiculturalisme, une angoisse profonde du déclin du modèle occidental, mais aussi par une tendance à nier les causes politiques et sociales des phénomènes sociaux pour leur substituer des causes identitaires… « Il y a aussi chez certains un anti-intellectualisme préoccupant : ils font fi des études sociologiques au prétexte qu’elles seraient idéologisées. Mais cela leur permet de rester eux-mêmes sur un terrain où l’idéologie prime sur les faits, ce qui rend leur parole difficilement contestable », pointe le philosophe Michel Wierviorka [^3]. Autre point commun, peut-être moins central mais tout aussi révélateur, une aversion pour l’écologie politique, considérée au mieux comme un retour en arrière, au pire comme une vaste farce. « Ce que vous, journalistes, qualifiez de “gauche réactionnaire” prend ses racines dans la théorie du choc des civilisations née après le 11 Septembre, explique l’historien des idées François Cusset. Cette gauche entend défendre l’Occident contre le reste du monde, en opposant au relativisme culturel le prétendu universalisme de ses valeurs. Or, la laïcité telle que ces gens la défendent n’est ni une évidence ni transversale, elle est héritée de la période coloniale. » « Ils se réclament de Voltaire, des Lumières et de la République, pour imposer une vision souverainiste et étriquée de la France », ajoute l’historien des idées Daniel Lindenberg, auteur d’un essai sur les « nouveaux réactionnaires » qui avait créé la polémique à sa parution il y a quinze ans [^4].

La République en question

Ces similitudes de pensées sont-elles pour autant constitutives d’un nouveau courant intellectuel ? Pas pour Philippe Corcuff, maître de conférences en sciences politiques [^5] : « Il s’agit plutôt d’une galaxie de personnalités classées à gauche et qui ont été saisies par le mouvement d’extrême-droitisation de la société. » Conséquence de cette « zemmourisation » des esprits : l’émergence d’une « idéologie néoconservatrice à la française », faisant exploser les traditionnels clivages droite/gauche. « Si une certaine gauche se met à emprunter des thèmes à l’extrême droite, de l’autre côté, Éric Zemmour ou Alain Soral peuvent récupérer le vocabulaire d’Attac ou du Front de gauche sur la mondialisation », remarque Philippe Corcuff. C’est que « la ligne de fracture ne se situe plus désormais entre droite et gauche, mais autour de tout ce qui touche à l’idée républicaine », estime Michel Wieviorka, qui, depuis une trentaine d’années, voit se dessiner deux clans : d’un côté les tenants d’une position différentialiste – voire communautariste –, de l’autre un républicanisme « pur et dur » où l’individu devrait s’effacer derrière le citoyen : « On ne peut être d’accord ni avec le communautarisme ni avec ce républicanisme qui en appelle à une société fermée, homogène, et encourage les incantations à une nation excluant les gens dans leurs différences. » Et le philosophe de déplorer le discours limite d’ « une personne aussi respectable qu’Élisabeth Badinter quand elle aborde la question du voile ». Daniel Lindenberg range également dans la catégorie « réac de gauche » le directeur de Libération Laurent Joffrin, le géographe Christophe Guilluy [^6] ou le philosophe Jean-Claude Michéa. Tous auraient cette ambition de se faire le porte-voix du « vrai peuple », estime-t-il : « Sauf que, dans leur bouche, le “vrai peuple” – qu’ils opposent aux “bobos” ou aux néocapitalistes –, ce sont uniquement les petits Blancs issus des petites classes moyennes ou ouvrières. Ces derniers auraient été “abandonnés” par la gauche au profit des immigrés ou des thèmes sociétaux comme le mariage gay. » C’est une chose de constater que la gauche a négligé les classes populaires, c’en est une autre d’en exclure les immigrés ou les homosexuels ! « Ces gens partent en général d’un constat qu’on ne peut pas nier, mais dérivent vers une forme d’hystérie identitaire sur fond de concurrence des antiracismes », analyse Philippe Corcuff. Une propension à considérer le « Français de souche » comme une victime du multiculturalisme, et tout particulièrement de l’islam, présenté comme une source d’insécurité identitaire. « Si elle a mis de l’eau dans son vin au moment des révolutions arabes, Caroline Fourest continue de retomber dans cet amalgame entre islamisme et islam dès qu’il y a une polémique, sur les jupes longues, par exemple », estime le chercheur, qui a croisé la journaliste à la rédaction de Charlie Hebdo.

« Temps tristes »

Reste à savoir quelles sont les conséquences sur l’opinion publique de ces discours ambigus, qui ajoutent de la confusion à l’embrouillamini politique actuel. L’instauration d’un drôle de climat, d’abord : « L’heure n’est plus au joli mois de mai 68, nous sommes dans des temps tristes », soupire Michel Wieviorka. Philippe Corcuff se veut plus optimiste :  « On n’est pas dans les États-Unis post-11 Septembre, où l’islamophobie était partagée par la plupart des Américains. La société française, elle, résiste. » Les élites politiques, en revanche, semblent plus poreuses. « Le travail idéologique est à l’œuvre avec des gens comme le politologue Laurent Bouvet, théoricien de cette “insécurité culturelle” dont souffrirait la France, et qui est très écouté par le Parti socialiste », affirme Philippe Corcuff, qui craint que ce néoconservatisme « gauchisé » ne constitue une aubaine pour de nouveaux entrepreneurs politiques en mal d’idéologie. « Pour l’instant, je pense que cela profite plus au Front national qu’à Manuel Valls : ces discours participent à augmenter l’acceptabilité politique du FN », juge Daniel Lindenberg. « Cette gauche néoconservatrice prospère sur les ruines de la gauche traditionnelle, qui ne propose plus de grand modèle de société », estime enfin Michel Wieviorka, qui appelle la gauche à se reprendre. Une ambition qui apparaît chaque jour plus indispensable.

[^2]: « Onfray, Guilluy, Michéa : vive la “gauche réac” ! », le Figaro, 2 octobre 2014.

[^3]: Retour au sens. Pour en finir avec le déclinisme, Robert Laffont, 2015.

[^4]: Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil, 2002. Il a aussi publié Y a-t-il un parti intellectuel en France ?, Armand Colin, 2013.

[^5]: Auteur de Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Textuel, 2014.

[^6]: Auteur de La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires. Voir Politis n° 1322.

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Enquête sur les réacs de gauche
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