Mano Solo : Sa grande marmaille

Les Hurlements d’Léo ont réuni une vingtaine d’artistes autour de reprises de Mano Solo. Des arrangements vibrants qui réveillent la poésie du chanteur.

Ingrid Merckx  • 3 juin 2015 abonné·es
Mano Solo : Sa grande marmaille
© **Les Hurlements d’Léo chantent Mano Solo** , double album, Irfan le label. Photo : AFP PHOTO / ALAIN JOCARD

L’arrache-cœur. Pour une bonne part des ados des années 1990, Mano Solo, c’est le grand frère douleur. Des textes violemment beaux, la force du punk ou le groove du jazz, des rythmes latinos, un violoncelle, un accordéon, une flûte, des cuivres, des guitares, une mélancolie brutale et cette voix joliment brisée ont fait de la Marmaille nue un de ces disques qui prennent aux tripes. Qui hantent l’oreille. Quand, en 1995, année de son deuxième album, les Années sombres, il annonça qu’il avait contracté le sida, Emmanuel Cabut – de son vrai nom, et fils du dessinateur Cabu – devint un symbole pour une génération marquée par l’épidémie. « Même si je gagne pas ma vie / Et même si j’ai le sida / Moi, ça m’coupe pas l’envie / J’me dis même, pourquoi pas ? / J’voudrais mordre à pleines dents / Dans les joues roses d’un enfant / J’lui dirais “salut mon p’tit gars” / Il m’dirait “salut papa !” » (« Pas du gâteau »). Sur un album d’hommages, certains titres sont un peu des examens de passage. Sur les couplets de « Pas du gâteau », la polyphonie du groupe Babylon Circus sonne comme une belle réponse collective et masculine au chagrin du musicien : « On f’ra pas de marmots pour leur gueuler tout haut / Qu’la vie c’est pas du gâteau… » Le dialogue sur « Le monde entier » entre le chanteur des Hurlements d’Léo (HDL) et Francesca Solleville pousse encore plus loin son adresse à l’autre sur un rythme tirant vers la samba. Mano Solo n’était pas replié sur sa souffrance, il l’ouvrait.

Les HDL sont des as des aventures en bande : déjà huit, ils ont réalisé un disque avec les Ogres de Barback, Un air, deux familles, et un autre avec Les Fils de Teuhpu, Camping de luxe. Pour ce projet sur Mano Solo, double album et spectacle, ils ont réuni une vingtaine d’artistes qui réveillent le souvenir et la poésie de l’artiste, décédé le 10 janvier 2010. Ils se réservent son répertoire punk dans des titres exutoires : « Barbès Clichy » (avec La Cafetera Roja), « On vous aura prévenus », « Il ne suffit pas », « Nous partirons ». Avec Mell sur « Y a maldonne », le groupe trouve une résolution originale en mixant ska, rap et jazz manouche. Certains arrangements mettent le texte en avant, comme dans « La barre est dure », avec les Naufragés.

Certains ont choisi des chansons qui leur ressemblent : « Les habitants du feu rouge » pour Zebda, et « Sacré cœur » pour Les Ogres de Barback. Comme s’ils invitaient Mano Solo chez eux. Mais les vrais points de ralliement, ce sont ses cris, sommets de phrases qui culminent après quelques strophes et enchaînements à faire grimper la tension : « Il n’est même plus question d’oubli !  […] Allez serre-moi, encore une fois ! » (« Julie »). Pas besoin de volume : quand le chanteur de Gab’J fredonne « Et c’est toujours quand tu dors / Que j’ai envie de te parler / Et c’est toujours quand tu dors / Que j’veux pas crever ! », c’est presque un récitatif sur lit de cordes. Dans ces deux albums, la douceur l’emporte globalement sur la détresse. Sur « Allo Paris », peut-être l’un des meilleurs morceaux de Mano Solo, la magnifique introduction à la clarinette est zappée, mais c’est pour la remplacer par un riff obsédant au baryton, avec décharges électriques à la guitare et voix de Nilda Fernandez à contretemps, avant un retour respectueux en big band vers l’original. Le tremblement de Melissmell sur « La rouille » renvoie complètement dans l’univers du chanteur. Mais la voix la plus proche de lui, c’est sans doute celle de Bertrand Cantat, un rien éraillée elle aussi. «  Allez viens  » est une expérience déchirante : « Et c’est toi que je pleurerai demain / Quand tout Paris me demandera / Et pourquoi, et pourquoi t’es plus là ? » Derrière le fantôme de Mano Solo se devine alors une autre silhouette… Et les sanglots des deux chants se mêlent dans une même plainte rock, funèbre et vibrante, une clameur d’écorchés.

Musique
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