Une autre lecture de l’affaire grecque

Dans cette guerre asymétrique, la Grèce a besoin d’argent, tandis que la troïka a « besoin » de briser les structures sociales de la Grèce.

Denis Sieffert  • 3 juin 2015 abonné·es

Cela ressemble depuis plusieurs semaines à une partie de poker menteur. Mais qui ment ? Le gouvernement grec, qui affirme qu’un accord est proche, ou les représentants de la troïka [^2], qui prétendent le contraire ? À plusieurs reprises, le ministre allemand des Finances, l’irascible Wolfgang Schaüble, a affirmé que les choses n’avançaient pas. Elles avançaient, assurément, mais pas assez dans le sens qu’il souhaitait. Plus intransigeant que le FMI, la Commission de Bruxelles et la Banque centrale européenne réunis, il n’a cessé d’exiger toujours plus. Mais plus de quoi ? C’est ici que notre grille d’analyse se différencie de beaucoup d’autres, lues dans la presse. Certes, la négociation financière est importante. Elle est même l’arme de destruction massive entre les mains de M. Schaüble et de ses amis. Sans la tranche de sept milliards d’euros dont la Grèce a immédiatement besoin, le pays sera en faillite. Ce qui peut conduire à une véritable catastrophe humanitaire. Mais ce volet de la négociation est très relatif en revanche pour les institutions financières internationales. Le FMI ne mourra pas si la Grèce ne lui rembourse pas le 5 juin, comme il l’exige, les trois cents millions qu’elle doit lui verser… On comprend que, pour la troïka, l’enjeu est ailleurs. Il est évidemment politique. La question pour le docte aréopage qui préside aux destinées de l’Europe n’est pas de savoir si la Grèce va ou non rétablir ses comptes, mais comment elle va y parvenir. Du point de vue des financiers, il y a une « bonne » et une « mauvaise » façon.

Commençons par la « mauvaise ». Celle d’Alexis Tsipras, évidemment. Le Premier ministre grec en rappelait les contours, lundi, dans une tribune publiée dans le Monde  : la lutte contre l’évasion fiscale, par exemple, mais aussi le recouvrement des dettes des propriétaires des grands groupes de presse, les taxes sur les produits de luxe et sur les jeux électroniques. Et la guerre à tous les oligarques qui se sont enrichis pendant des décennies aux dépens du pays en échappant à l’impôt. Les « mauvaises » réformes, celles qui ne plaisent ni à M. Schaüble, ni à Mme Lagarde, ni à MM. Juncker et Moscovici, notre vaillant commissaire socialiste, sont donc celles qui font payer les riches.

Les « bonnes » sont ** celles ** qui accablent encore un peu plus le peuple. C’est le report de l’âge de la retraite et ce sont les sacro-saintes privatisations. Sur ce dernier point en particulier, le gouvernement grec ne sort d’ailleurs pas intact de la bataille. Il a dû faire d’importantes concessions. Alexis Tsipras ne le conteste pas. Certains dans son camp lui en font reproche. Mais, au fond, on voit bien l’enjeu de tout ça. Dans cette guerre asymétrique, la Grèce a besoin d’argent, tandis que l’Union européenne, la BCE et le FMI ont « besoin » de briser les structures sociales de la Grèce. Les privatisations constituent à la fois le symbole et la réalité d’une libéralisation que l’on voudrait irréversible. Les créanciers ne disent pas seulement à M. Tsipras qu’il faut rétablir les comptes, ils lui disent comment il doit s’y prendre, et sur quelle catégorie il doit faire porter l’effort. Ils le pressent de vendre l’État et ses services. C’est en ce sens que notre lecture se différencie de beaucoup d’autres. Cet énorme dossier grec est un conflit social. Ce n’est en aucun cas un affrontement entre la Grèce et l’Europe, pas davantage entre les pays du Nord et ceux du Sud, ces « pays du Club Med » comme les appelle Angela Merkel avec condescendance. La ligne de fracture ne passe pas par là. Les huiles européennes et les oligarques grecs sont faits pour s’entendre. Les premiers donnent aux seconds leur absolution. Les créanciers ne veulent pas de redistribution. S’ils semblent vouloir prendre l’argent là où il n’est pas, c’est que leur problème est ailleurs. Leur objectif est d’imposer à la Grèce leur modèle libéral et de casser les reins de ce pouvoir qui leur résiste. Infliger une défaite politique à Syriza n’est pas un objectif secondaire dans cette histoire. Notre correspondante à Athènes, Angélique Kourounis, le dit un peu plus loin dans ce journal : certains parlent déjà de refermer la « parenthèse Syriza ». Ce vocabulaire rappelle quelque chose aux Français. En 1983, c’était une parenthèse d’austérité qui s’ouvrait et qui, nous disait-on, allait vite se refermer. Le gouvernement de François Mitterrand avait à l’époque cédé. Et ce fut le début d’une longue dérive (il faut parfois se méfier des parenthèses…).

Mais il y a encore une leçon à tirer de cet interminable conflit entre la finance internationale et le peuple grec. S’est-on demandé sur quoi déboucherait une défaite de Syriza ? Nos libéraux allemands, luxembourgeois et français croient-ils que l’on reviendrait tranquillement à la droite libérale d’Antonis Samaras, et pourquoi pas au Pasok, le parti socialiste balayé lors des législatives du mois de janvier ? Que ce soit avec les fascistes d’Aube dorée ou avec on ne sait quelle nouveauté populiste, les lendemains risquent d’être périlleux dans un pays confronté, qui plus est, à l’arrivée massive de migrants. C’est aussi l’une des caractéristiques des idéologues libéraux : ils sont irresponsables.

[^2]: Union européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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