Publicité : Avis de hacking sur nos cerveaux

Avec la reconnaissance faciale et les smartphones, la publicité personnalisée est désormais possible jusque dans la rue. La ville entre dans l’ère du « big data ».

Erwan Manac'h  • 26 août 2015
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© Photo : Jacques Loic / Photononstop / AFP

En bon caféinomane qui se respecte, Jean-Jacques se rend dans sa chaîne de cafés préférée, comme chaque matin : «   Vrrr, cling ! Bonjour Jean-Jacques, un moka-framboise, comme d’habitude ? » Ça, c’est son smartphone, détecté par Bluetooth à l’entrée du magasin, qui reçoit une alerte « push ». Grâce à une application qu’il a téléchargée, Jean-Jacques n’a qu’à cliquer sur « OK » pour que sa commande soit validée et payée. Il peut aussi savoir qu’une place est libre au deuxième étage, près de la fenêtre. Sitôt son café bu, Jean-Jacques fonce prendre son bus. « Vrrr, cling !  » L’écran publicitaire de l’abribus lui propose 20 % de remise sur l’achat d’une paire de baskets et il reçoit une alerte de la même marque sur son téléphone, via l’application de son journal favori. Une chaîne de magasins de sport a enregistré sa présence pendant douze minutes au rayon chaussures d’une de ses boutiques, hier soir, et a détecté qu’il n’avait rien acheté. Ça l’énerve un peu, mais il doit maintenir son Bluetooth allumé pour connaître les horaires du bus 33. « Vrrr, cling ! » La RATP le prévient justement qu’un « incident voyageur » bloque son bus à trois arrêts de là. Jean-Jacques plonge dans le métro. C’est dans le couloir qu’il est happé par un alignement d’écrans aux couleurs d’une célèbre marque de vêtements. « Bonjour monsieur, approchez-vous ! », lit-il sur l’écran qui a détecté la présence d’un homme d’âge mûr. « Faites trois sourires pour gagner notre cadeau mystère ! », affiche l’écran une fois que Jean-Jacques est à la bonne distance. Le voilà qui vient de rater sa rame.

Science-fiction, pensez-vous ? Techno-logiquement, tout est prêt pour nous offrir un tel scénario au quotidien. Le déploiement des écrans publicitaires – 1 500 aujourd’hui rien que dans les gares françaises et le métro parisien – a consacré une nouvelle ère pour la publicité extérieure. Afin de parfaire ce dispositif, Media Transports, l’entreprise qui l’installe pour la RATP, prévoyait initialement l’installation de caméras équipées d’un logiciel de vidéocomptage capable de détecter en temps réel un visage, d’identifier le sexe du passant, son âge approximatif, s’il sourit ou fixe le panneau publicitaire, le temps qu’il passe à l’observer. C’est la société Majority Report – en référence à la nouvelle de science-fiction Minority Report, ça ne s’invente pas – qui devait lui vendre la technologie. Échaudée par un début de polémique qui menaçait sa croissance, Media Transports a officiellement retiré les caméras des panneaux parisiens en 2008. Depuis, Majority Report est devenu Eikeo et continue de « développer des technologies révolutionnaires d’analyse automatique des comportements des consommateurs ». Son gérant, Yann Bourgeat, s’estime être victime « d’une campagne obscurantiste ». Et tient confidentielle l’identité de ses clients. « C’est un sujet sensible : si vous apprenez que Castorama, par exemple, fait de l’analyse de comportement, cela peut vous déranger », concède Guillaume Lebret, cofondateur de la société française Trencube, qui commercialise une technologie proche (lire plus bas).

Pour tenter de nous rassurer, c’est le directeur d’une autre start-up française de la détection de visage, Quividi, « nº 1 mondial » et présent dans cinquante pays, qui nous reçoit dans ses petits bureaux parisiens. « Le visage, c’est privé, et on le comprend totalement. Nous n’enregistron s aucune image, et les données sont anonymes », assure Ke Kuang, qui préfère pourtant qu’on ne publie pas le nom de ses clients français qui expérimentent sa technologie. Impossible, donc, de savoir qui utilise ces caméras « intelligentes ». Le « leader mondial de la publicité urbain », JCDecaux annonçait en janvier le lancement, dans une reconstitution de nos espaces publics, d’un programme de mesure d’audience par « oculométrie, ou eye-tracking », qui permet de suivre le chemin du regard d’un passant sur l’écran publicitaire. Avec ces techniques, les régies publicitaires savent aussitôt si une pub est efficace « vis-à-vis d’un groupe cible particulier » et les spots peuvent interagir avec le passant. Mais les publicitaires sont désormais capables d’aller beaucoup plus loin dans la personnalisation des messages, grâce à un outil de poids : le smartphone, que 7 personnes sur 10 ont aujourd’hui en poche en Europe de l’Ouest. À l’aide de balises Bluetooth de petite taille disposées dans l’espace public et émettant un signal jusqu’à 180 mètres, appelées « beacons », votre téléphone peut désormais être géolocalisé de façon ultra-précise, même en intérieur. Cette géolocalisation permet à une application d’afficher une notification « contextuelle » et d’enregistrer toutes vos habitudes pour alimenter d’immenses bases de données. Les implications sont vertigineuses : envoyer une promotion à un client lors de sa 10e visite en boutique, guider le consommateur dans le supermarché pour l’aider à remplir son chariot en fonction d’une liste de courses préenregistrée, proposer une offre de glaces aux vacanciers présents sur une place après quatre heures de bronzette, etc. L’imagination des publicitaires est la seule limite. Recoupées avec vos données personnelles, renseignées par exemple avec votre carte de fidélité, les informations du beacon permettent d’établir en temps réel et avec précision votre profil de consommateur. Il n’est plus question ici d’anonymat. « Ce qui est intéressant, c’est que ce sont des données personnelles, se réjouit Benjamin Durand, fondateur de Bealder, start-up française qui commercialise le beacon. Cela nous permet d’affiner le message pour une information hyper-contextualisée. » Bienvenue dans l’ère du big data intégré à la ville. Comme sur Internet, un traçage individualisé (dit « retargeting ») est désormais possible dans la rue. Bealder peut ainsi faire afficher un spot sur mesure sur le panneau publicitaire de votre abribus lorsque votre présence y est détectée. Autre conséquence : ces outils permettent « de mettre en place des stratégies de prix différenciés selon le profil des individus, et même leur disposition à payer réelle ou présumée », s’inquiète la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) dans une note d’avril 2015 [^2]. Autrement dit, le prix de votre paire de chaussures pourra être fixé en fonction de votre passé de consommateur.

La diffusion de cette technologie a été longtemps freinée par une contrainte importante : l’internaute doit faire la démarche active de télécharger une application pour recevoir les alertes « beacons ». Mais les marketeurs misent désormais sur des applications stars, dont l’utilité n’est pas en doute. 
Aux Pays-Bas, c’est le titre de presse de référence, De Telegraaf, qui expérimente les alertes ultra-localisées via son application, avec des émetteurs disposés sur 250 mobiliers urbains. Google, Apple, Twitter et Facebook vont à leur tour commercialiser des balises beacons et vendre aux commerçants des publicités ultra-ciblées. Si bien qu’ABI Research estime à 60 millions le nombre de boîtiers beacons déployés à l’horizon 2019. Une fois ce réseau de capteurs en place, chaque marque pourra ponctuellement en « louer » l’usage pour une campagne ciblée. Un supermarché pourra proposer à une marque de produits laitiers, par exemple, de vous envoyer une publicité lorsque vous pénétrez au rayon des produits frais. En France, Bealder dit être en contact avec le Monde, le Figa ro, Prisma Presse et Media Transports, qui installe les écrans publicitaires dans les gares. Selon cette dernière, « rien n’est prévu pour le moment » en termes de développement du beacon. L’entreprise Eikeo « est en train de finaliser » le déploiement de ces émetteurs sur ses panneaux, mais ne dévoile pas le nom de ses clients. Le Château de Versailles, Darty et la station de ski du Grand Tourmalet ont déjà installé des boîtiers pour communiquer avec leurs clients, et le futur stade de foot de Lyon prévoit d’être entièrement connecté. L’opérateur Orange a également commencé la commercialisation des boîtiers, notamment pour Lafourchette.com et les Pages jaunes, qui proposeront demain des publicités ciblées via leur application.

« La prochaine révolution industrielle, c’est le big data », lançait en 2014 Guillaume Denis, cofondateur de l’entreprise française Trencube [^3]. Il faut dire que la start-up travaille à une technologie encore plus intrusive, basée sur le signal wifi capté sur les smartphones, qui enregistre avec précision la trajectoire et le comportement d’un passant (technique déployée notamment dans les stations Total). Trencube est capable de détecter l’identifiant unique du téléphone (UID), soit son adresse, et de mémoriser ainsi le comportement de son propriétaire sans qu’il ait souscrit à un programme de fidélité. « Si vous utilisez beaucoup l’application de l’Équipe et de la RATP, nous pouvons par exemple savoir que vous êtes un Transilien amateur de sports, cela nous permet d’affiner la cible, explique Guillaume Lebret, cofondateur de Trencube, à Politis. On travaille également à faire envoyer un message à un UID qui apparaîtrait sur l’application ou le navigateur que l’utilisateur a ouverts. La pub pourra s’afficher sur le canal quel qu’il soit. » Plus besoin d’application partenaire pour recevoir un message personnalisé lorsque vous naviguez sur Internet. Vous qui croyiez pouvoir faire le tri dans vos applications et couper la chique aux beacons en éteignant votre Bluetooth, vous n’êtes en fait, comme l’écrivait la Cnil en avril, « plus jamais seul dans les rayons ».

[^2]: Innovation et prospective, n° 9, avril 2015.

[^3]: La Tribune, 12 mai 2014.

Publié dans le dossier
Tsipras pris au piège
Temps de lecture : 8 minutes
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