« Illska, le Mal », d’Eiríkur Örn Norddahl : L’amour à l’épreuve du passé

Avec Illska, le Mal, le poète et traducteur islandais Eiríkur Örn Norddahl relate avec un humour noir une romance parasitée par le souvenir de l’Holocauste.

Anaïs Heluin  • 30 septembre 2015 abonné·es
« Illska, le Mal », d’Eiríkur Örn Norddahl : L’amour à l’épreuve du passé
Illska, le Mal , d’Eiríkur Örn Norddahl, traduit de l’islandais par Éric Boury, Métailié, 597 p., 24 euros.
© Philippe Matsas

Après une soirée d’anniversaire bien arrosée, Agnès rencontre Omar devant une station de taxis. Elle est encore un peu ivre, lui aussi, et l’hiver islandais les pousse dans les bras l’un de l’autre. Quelques pages plus loin, les deux inconnus partagent le même lit. Et, un peu plus tard encore, le même toit. Illska, le Mal, de l’Islandais Eiríkur Örn Norddahl, connu jusque-là pour sa poésie et ses traductions, commence donc comme une simple histoire d’amour dans un décor gelé. Mais il commence aussi autrement. À peine amorcé, le récit de l’idylle naissante est interrompu. «   Ici le texte. Nous sommes le texte. Je vais vous parler en long et en large du Troisième Reich. Ne fermez pas le livre ! » Un peu plus, et le narrateur sortirait de la page pour nous infliger une bonne leçon sur le devoir de mémoire. Mais tel n’est pas le but d’Eiríkur Örn Norddahl. Tentaculaire, son Illska interroge les traces de l’Holocauste dans le pays des fjords et des glaciers.

Pleine d’un humour noir volontiers provocateur, la voix qui parasite la petite romance d’Agnès et d’Omar s’attaque avec l’acharnement promis à l’Holocauste et à ses signes précurseurs. Elle ne laisse rien passer. L’invasion de l’Islande par les Britanniques le 10 mai 1940. Les liens entre Allemagne et Islande malgré la prétendue neutralité de cette dernière. L’installation de bases navales et aériennes américaines près de Reykjavik, dès 1941… Comment respirer tranquille avec ce passé sur le dos, semble interroger le narrateur ? Son intervention est d’autant plus perturbante qu’elle est anonyme. N’est-ce pas Agnès elle-même qui s’exprime ainsi ? Obsédée par la Shoah, la jeune fille prépare un mémoire sur le populisme en Islande. Du moins elle essaie. Le lien entre les différents types de récits qui cohabitent dans les 600 pages d’ Illska pose bien des questions. La dégradation de l’histoire d’Agnès et d’Omar semble liée au passé relaté dans les bribes historiques du roman. À celui de l’Islande, mais aussi de la Lituanie, car Agnès est d’origine lituanienne. Par fragments et dans un désordre chronologique, on apprend que des membres de sa famille ont été mêlés au massacre de la population juive du village de Jubarkas durant l’été 1941. Mais rien ne vient attester ce rapport entre passé et présent. Après tout, les errements sentimentaux des jeunes gens ne sont peut-être que les effets de l’amour liquide et de l’individualisme galopant. Même si Agnès trompe Omar avec Arnor, un néonazi rencontré dans le cadre de ses recherches universitaires…

La polyphonie du roman matérialise le tourbillon d’hypothèses que suscite Eiríkur Örn Norddahl. Son constant va-et-vient entre passé et présent, qui fait d’ Illska une passionnante réflexion historique à partir d’épisodes peu connus de la Seconde Guerre mondiale en même temps qu’une fiction contemporaine pleine d’ambiguïtés. Grâce au récit morcelé de la Shoah qui concurrence l’intrigue amoureuse, le lecteur a toujours une longueur d’avance sur Agnès, Omar et Arnor, qui s’aiment et se déchirent sans savoir précisément pourquoi. L’incapacité d’Agnès à venir à bout de son travail universitaire et sa difficulté à mettre des mots sur ce qu’elle vit avec Omar et Arnor traduisent une crise du langage qui est le sujet central du roman. Eiríkur Örn Norddahl est pourtant loin d’être un postmoderne laconique. Ses personnages sont bavards en diable. Certes, ils se contredisent sans cesse, mais, loin de dialoguer avec les elfes, ils prennent le réel à bras-le-corps et lui imaginent toutes sortes de futur. Apocalyptique ou heureux.

Littérature
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