« Silvia Regina », de Matti Hagelberg : Et Dieu créa le libéralisme

Avec Silvia Regina, Matti Hagelberg s’attaque au credo de la mondialisation, avec une rage construite et un humour froid. Une œuvre qu’il qualifie de « prophétie ».

Marion Dumand  • 16 septembre 2015 abonné·es
« Silvia Regina », de Matti Hagelberg : Et Dieu créa le libéralisme
Silvia Regina Matti Hagelberg, traduit du finnois par Anne Colin du Terrail, L’Association, 216 p., 29 euros.
© Illustration : l’Association

Drôle d’outil que la carte à gratter. C’est une surface noire qu’il faut travailler, souvent à la plume, pour y découvrir le blanc. Matti Hagelberg, lui, s’y attaque au cutter. Au cutter, il ouvre Silvia Regina par un monstre-chenille salivant, portant couronne d’épines au front et code-barres en stigmate. Ce « glorieux Christ du libéralisme » tient une esclave enchaînée, allongée, squelettique, mi-femme mi-alien. Son credo, «  Blessed are the greedy  ® » (« Bénis sont les avaricieux ® »), il le prononce devant quelques fidèles en prière, tandis qu’au loin s’enflamme un phallus veiné et que passent un nuage à tête de fillette et une silhouette d’avion.

Image parfaitement construite, icône moderne. À la rondeur pop, à la noirceur brute. Autour du cadre, écrit minuscule, une prière-slogan publicitaire : « The new god of globalization, the Christ of neoliberalism, the martyr twin penises, we’re loving it » (« Le nouveau dieu de la globalisation, le Christ du néolibéralisme, les deux pénis martyrs, on aime ça. »). Si le titre de Silvia Regina, dernier opus d’une trilogie qui peut très bien se lire morcelée, sonne comme un opéra ou un Ave Maria, il s’agit en réalité d’un bateau de croisière suédois, apprend-on tout à la fin du livre, qui « a incarné la prospérité des années 1970 ».

Autant dire que cette prospérité est bel et bien enterrée, que les coups de cutter de l’artiste finnois sont autant de pelletées de terre. Et il en a porté, des coups, puisqu’il faut à Matti Hagelberg dix jours pour réaliser une planche. Son arme, l’auteur la manie avec un contrôle impressionnant, élaborant des pages où la géométrie du dessin côtoie une fiction foisonnante, imbrication de récits aux registres entremêlés, où les personnages évoluent sur le même plan – la réalité –, qu’ils soient Dieu, un présentateur télé, une famille pauvre ou Blanche-Neige. « Je pense que certaines icônes de la culture pop sont comme des êtres mythologiques. Elles remplissent le même genre de fonction [^2] ». Et l’auteur prend plaisir à les déboulonner.

Dieu rentre dans son logement HLM, peste contre son fils qui parcourt le monde sans lui envoyer une carte postale, puis se fait mettre à la porte de chez lui par l’homme. Cette genèse nous le présente à peine moins malheureux que les « pauvres gens », héros du récit le plus long de Silvia Regina, adapté d’un roman de Minna Canth. Auteure et féministe finnoise du XIXe siècle, Minna Canth a connu la pauvreté et l’a toujours combattue. Mais la force de l’adaptation vient là encore d’une rencontre : la pauvreté de 1886, année où fut écrit le roman, la pauvreté crasse, mortifère, sans aide aucune si ce n’est ces saloperies de dames patronnesses, se glisse dans notre millénaire, avec ses délocalisations et ses jeux télévisés, « Qui veut rester zillionnaire ? » en tête, où les candidats bâtissent châteaux de truffes ou de foie gras.

Ici, pas de misérabilisme , mais un équilibre entre tragique et grotesque. Équilibre est peut-être même l’un des maîtres mots de cette œuvre et de sa beauté. Entre carte à gratter et fusain. Entre narration en cases classiques et planches « cartes », planches « icônes », planches « textes », induisant chacune un mouvement différent du regard, de l’esprit. « Profondément, tout est mathématique. Le plaisir vient de cette jouissance des proportions et du rythme ». Et Matti Hagelberg de préciser : « J’ai beaucoup appris sur la narration grâce à la musique. Cela opère sur tous ces niveaux complexes de temps et d’espace, et utilise tout ce prisme de chemins pour construire une sensation ou quoi que ce soit d’autre  […]. Quel genre d’espace est ce lieu que je pénètre en tant que destinataire de l’œuvre ? » Une architecture complexe, un bateau de luxe à la dérive. Alors Ave Silvia Regina  !

[^2]: Toutes les citations de l’auteur sont extraites d’un entretien paru dans le n° 7 de la très bonne revue DMPP, revue annuelle polygraphique, éd. The Hoochie Coochie, 200 p., 15 euros, disponible sur http://thehoochiecoochie.com.

Culture
Temps de lecture : 4 minutes