Air France : « Un dénigrement général des salariés »

Selon la sociologue Danièle Linhart, les incidents à Air France témoignent de la dégradation du dialogue social dans les entreprises.

Thierry Brun  • 14 octobre 2015 abonné·es
Air France : « Un dénigrement général des salariés »
© Photo : TRIBOUILLARD/AFP

Après les violences survenues le 5 octobre à Air France, une enquête interne a identifié comme « coupables » une vingtaine de salariés syndiqués et non syndiqués. Selon la sociologue Danièle Linhart, leur geste exprime un fort sentiment de disqualification des salariés dans leur entreprise.

Comment réagissez-vous après la flambée de violence lors du comité central d’entreprise d’Air France le 5 octobre ?

Danièle Linhart : La violence que dégagent les images de ces deux cadres d’Air France la chemise déchirée surprend. Mais ces circonstances en rappellent d’autres, notamment de patrons séquestrés lors de fermetures d’usine. Aujourd’hui, des cabinets de consultants proposent aux responsables d’entreprise des kits de survie en cas de séquestration.

Que révèlent ces actes ultimes ?

Ils expriment surtout un sentiment de désespoir. J’ai été frappée par le fait que des salariés s’en soient pris à la chemise des responsables. Cela renvoie à cette expression : « Ils m’ont tout prix, jusqu’à la chemise ! » Face à la menace de suppression de 2 900 emplois, les salariés veulent faire subir symboliquement aux responsables ce qu’eux ressentent au fond de leurs tripes, à savoir leur vulnérabilité extrême. C’est une question de survie, car il y a une peur panique de perdre son emploi, son salaire, son implication dans l’entreprise. Travailler à Air France a du sens. Il y a une image, une marque et une communauté de travail. En faire partie, ce n’est pas rien. Les salariés ont aussi le sentiment que des règles sont bafouées. On leur dit : « Puisque vous ne voulez pas travailler plus tout en gagnant la même somme, on menace de supprimer des emplois. » S’organise ainsi une disqualification des salariés, qui pourtant s’investissent profondément dans leur travail et s’identifient à leur entreprise. Ils sont considérés comme des variables d’ajustement. Or, ce sont des vies qui sont en jeu. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut remettre en question comme ça.

Le dialogue entre dirigeants et représentants de salariés n’est-il pas faussé ?

On est dans une logique du chantage plutôt que dans un dialogue social, comme chez Smart ou Sephora. Cette logique est accompagnée de discours médiatiques et politiques sur la guerre économique et le fait qu’en France nous n’en faisons pas assez. Dans ce discours, les salariés seraient trop privilégiés, le code du travail surdimensionné, les 35 heures un handicap, les fonctionnaires trop nombreux. Une certaine opinion publique adhère à ce dénigrement systématique des travailleurs. Du coup, les salariés ressentent un sentiment de non-reconnaissance de la réalité de leur travail, de ce qu’ils vivent et investissent dans le travail. En France, nous sommes au quatrième rang mondial pour la productivité horaire. Avec ou sans la loi sur les 35 heures, l’intensité du travail est très forte. On sait aussi qu’il existe cette « logique de l’honneur » décrite par le sociologue des organisations Philippe d’Iribarne, qui fait que les Français s’identifient très fortement à leur travail.

Dans ces conditions, on ne voit pas ce que pourrait apporter le dialogue social dans l’entreprise promu par le Premier ministre…

Le rapport de force est désespéré pour des organisations syndicales déjà très divisées. Le dialogue social se réduit à cela : « On sait ce qui est bon pour vous. » Les dirigeants parlent au nom de l’entreprise comme s’ils représentaient l’entièreté de celle-ci et œuvraient pour le bien de tous. C’est au nom de la sauvegarde de la performance et des emplois qu’ils dénoncent les privilèges, excessifs selon eux, de leurs salariés. Au nom des emplois qu’ils s’arrogent le droit d’exiger de leurs salariés qu’ils travaillent plus pour le même salaire, qu’ils soient flexibles dans leurs horaires, disponibles. Quand le Medef, à travers la voix de Pierre Gattaz, dit qu’il faut libérer l’entreprise, il s’agit en fait de libérer les patrons du carcan du code du travail, des acquis des luttes sociales, de l’influence néfaste des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), des médecins et des inspecteurs du travail. Pour le Medef, l’entreprise, c’est le patron qui est dans la bataille économique pour sauvegarder les emplois, et non les salariés qui la font vivre. D’où une position unilatérale qui ne permet aucun dialogue.

Faut-il s’attendre à de plus en plus de violence dans les entreprises ?

On peut penser que la violence ira en grandissant. Car la vulnérabilité des salariés est de plus en plus forte au moment où s’affaiblit la négociation. Ils ont le sentiment d’être trompés par leurs dirigeants, qui les considèrent comme une simple variable d’ajustement. Le premier réflexe managérial en cas de crise est de couper dans les coûts salariaux. On peut de ce point de vue déplorer le manque d’inventivité et de créativité de ces dirigeants, qui ne contribuent pas efficacement à innover, trouver d’autres solutions que celle de trancher dans la chair vive de leurs salariés. Or, il faut comprendre que les salariés, loin de se comporter comme des mercenaires, s’investissent dans leur travail, dans leur entreprise, et que leur vie privée s’arrime à ce rapport qu’ils ont à leur activité professionnelle. Quand ils réalisent à quel point ils sont déconsidérés, de quel peu de poids ils pèsent dans leur entreprise, et comment ils peuvent en être effacés soudainement, ils éprouvent de la rage en même temps que de l’impuissance. Ils ont du mal à accepter que les dirigeants soient les seuls maîtres de règles du jeu qu’ils changent sans retenue en cours de route. Plusieurs cas ont montré que le chantage à l’allongement de la durée du travail n’a pas empêché des entreprises de fermer. Cela renforce le sentiment d’arbitraire.

Le gouvernement n’est-il pas en train de cautionner une impasse sociale dangereuse ?

Le gouvernement semble méconnaître la réalité sociale du travail dans les entreprises et l’importance du sentiment d’injustice que peuvent ressentir des salariés inquiets pour leur avenir et frustrés par le manque de reconnaissance de leur travail. Des salariés d’autant plus meurtris qu’ils souffrent d’un climat de dénigrement général au niveau de l’opinion publique et d’une mise en concurrence systématique au sein de leur entreprise qui ne favorise pas la solidarité et l’action collective. Les salariés se sentent bien seuls face à de tels événements. Le gouvernement devrait être capable de montrer qu’il comprend leurs difficultés et leur venir en soutien dans le contexte d’un rapport de force qui leur est si défavorable. Il pourrait exiger des dirigeants d’entreprise qu’ils cherchent des solutions – probablement plus exigeantes pour eux – qui ne se résument pas à la détérioration des conditions de travail des salariés ou à la réduction des emplois. Le gouvernement ne semble pas en mesure d’opposer à la logique libérale une stratégie prenant plus en compte le point de vue de ceux que l’on nomme les ressources humaines.

Temps de lecture : 6 minutes