Cour des comptes : Un « gouvernement des juges » pour des recettes néolibérales

Les recommandations de la Cour des comptes, qu’elles concernent les finances publiques, le coût du lycée ou le déficit de la Sécurité sociale, sont sujettes à de nombreuses critiques.

Thierry Brun  • 21 octobre 2015
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Cour des comptes : Un « gouvernement des juges » pour des recettes néolibérales
© Photo : VERDY/AFP

Le rapport de la Cour des comptes sur « le coût du lycée », publié le 29 septembre, n’est pas passé inaperçu. Ses analyses ont suscité une levée de boucliers du Snes-FSU, le syndicat majoritaire au collège et au lycée : « Les attaques contre tout ce qui relève du service public sont hélas devenues une habitude, pour ne pas dire la raison d’être, de cette noble institution. » La réplique n’avait pas été moins sévère à l’encontre des « sages » de la rue Cambon lors de la publication, en juillet, du rapport « Pôle emploi à l’épreuve du chômage de masse ». Son contenu s’est vu étrillé par le directeur général de Pôle emploi et les syndicats ont dénoncé une charge contre le service public et ses agents. Et « le dernier rapport sur le financement de la Sécurité sociale [publié le 15 septembre, NDLR] poursuit la même logique de préconiser l’application de politiques néolibérales », souligne Pierre Khalfa, coprésident de la Fondation Copernic.

Les rapports de la Cour des comptes sont également dans le collimateur des politiques. Après la traditionnelle présentation du rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques en juin 2014, le sénateur et secrétaire national du PCF, Pierre Laurent, reproche à son premier président, Didier Migaud, sur Public Sénat, d’être « devenu le grand prêtre de l’austérité  […]. Il veut tout ratiboiser, les conséquences sur le pays ne semblent pas l’intéresser ! ». La grogne gagne même les socialistes à l’Assemblée nationale : sur son blog, Jean-Christophe Cambadélis fustige la «   vision partielle et partiale du pays » qui domine ce rapport. La Cour s’évertue « à promouvoir des mesures dogmatiques, austéritaires et punitives déconnectées de la réalité et des besoins de notre pays », précise le patron du PS. « Aujourd’hui, la Cour des comptes ne devrait pas exister, seul le Parlement devrait avoir le droit de regarder les comptes publics, comme c’est le rôle des commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat », proteste encore Nicolas Sansu, député-maire communiste. Sous un feu nourri de critiques depuis plusieurs années, Didier Migaud répond, mais sans convaincre (voir notre entretien). Le haut magistrat comptable se targue d’avoir épinglé les dérives des collectivités territoriales et pointé les dysfonctionnements concernant le chômage, l’éducation et la santé au nom de la baisse des dépenses publiques. En plus de sa mission de contrôle du bon emploi de l’argent public (article 47-2 de la Constitution), la Cour des comptes est en effet chargée, depuis une révision constitutionnelle voulue par Nicolas Sarkozy en 2008, d’assister le Parlement et le gouvernement « dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et de l’application des lois de financement de la Sécurité sociale ainsi que l’évaluation des politiques publiques ». Mais, « en aucun cas, la Cour ne peut prescrire des politiques publiques, qui relèvent du seul débat démocratique et de la décision politique », rappellent Thomas Coutrot, Pierre Khalfa et Jean Loye, membres d’Attac France et de la Fondation Copernic, dans une tribune publiée par le Monde en 2013. Ils reprochent à la Cour « d’outrepasser son rôle, évolution qui s’est encore aggravée depuis la nomination de Didier Migaud à sa tête ». « Les magistrats s’érigent en créateurs du droit, alors qu’ils ne doivent être que “la bouche de la loi” », poursuit Paul Alliès, professeur de droit, membre du conseil national du Parti socialiste, président de la Convention pour la sixième République (C6R), et qui qualifie la Cour de « gouvernement des juges » .

L’inflexion libérale des préconisations de la Cour ne fait toutefois pas l’unanimité en son sein même. « Nous avons expliqué que la politique de rabot des finances publiques n’est pas une bonne façon de faire », se défend ainsi un membre éminent de l’institution, qui requiert l’anonymat. « Le champ des recommandations de politiques économiques fait l’objet de contradictions et de la collégialité des points de vue, mais elles s’accompagnent d’un glissement des magistrats en faveur de la doxa dominante », relève de son côté un conseiller maître participant aux délibérations. Ce haut fonctionnaire estime que « les recommandations vont à l’encontre de ce que pensent aujourd’hui une majorité d’économistes, y compris au Fonds monétaire international ». En effet les Économistes atterrés ont publié en 2012 une longue note [^2] qui met en cause point par point « des préconisations ouvertement néolibérales » concernant les finances publiques et édictées sur un mode « autoritaire » .

Pour justifier les recommandations de l’institution, Didier Migaud réplique que la France doit respecter ses engagements envers l’Europe en matière de déficit, ce qui implique « un freinage effectif des dépenses de fonctionnement, en particulier pour les communes et intercommunalités, sans que soit remise en cause la qualité des services publics ». « Le premier président de la Cour des comptes a raison, reprend un magistrat. La France doit respecter le Traité budgétaire européen signé en 2012 par François Hollande. Son article 3 ne souffre aucune discussion. Mais cela n’empêche pas la Cour de dire que tout cela n’est pas bon, à tout le moins de s’inquiéter des effets de ces obligations budgétaires. » Surtout, le respect de la trajectoire édictée par Bruxelles est un argument qui ne tempère en rien les attaques contre la Cour. « Avec le semestre européen, c’est la Commission européenne qui dicte le timing, la Cour des comptes vient juste après avec le Haut Conseil des finances publiques, qui est présidé par la même personne, Didier Migaud ! Les parlementaires arrivent en bout de course. Le Parlement est un paillasson ! », s’indigne Nicolas Sansu. Dérive ou pas, la Cour des comptes s’érige silencieusement en un pouvoir insupportable aux yeux de parlementaires de gauche, qui y voient un jeu de dupes entre le gouvernement et l’institution de la rue Cambon. Et la crainte est grande que les magistrats comptables deviennent le rouage essentiel de politiques d’austérité socialement insupportables.

[^2]: « La stratégie Diafoirus à la Cour des comptes », note critique du rapport de la Cour des comptes sur les finances publiques, juillet 2012.

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