Introduction au féminisme noir

L’essai de bell hooks articule les questions de genre et de race, qui trouvent un nouvel écho aujourd’hui parmi les Afro-descendants.

Pauline Guedj  • 14 octobre 2015 abonné·es
Introduction au féminisme noir
© **Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme** , bell hooks, traduit de l’anglais (États-Unis) par Olga Potot, éd. Cambourakis, 295 p., 22,50 euros. Photo : SAMAD/AFP

En 2008, la philosophe Elsa Dorlin publiait une anthologie du féminisme noir américain, Black Feminism. Traduits en français, les extraits contenus dans le volume laissaient entrevoir l’existence d’une pensée féministe noire complexe, avec ses courants et ses porte-parole. Sept ans plus tard, la parution de Ne suis-je pas une femme ? de bell hooks [^2] est une nouvelle étape dans la diffusion en France des écrits du féminisme afro-américain. Traduit avec soin, le livre est un témoignage d’une période phare de la lutte féministe américaine et introduit les lecteurs français à des réflexions théoriques depuis lors amplement débattues dans les cercles militants et académiques. Lorsque bell hooks publie Ain’t I a Woman ? en 1981, l’engagement politique afro-américain traverse une phase de transition. Les mouvements du Black Power ont pour la plupart disparu. La révolution hip-hop est en balbutiement. Née en 1952 dans le Kentucky, Gloria Jean Watkins, future bell hooks, est étudiante en doctorat à l’université de Californie. Elle est influencée par le développement de la pensée féministe, concrétisé par l’ouverture dans les facultés américaines de départements spécialisés dans l’étude du genre. Elle est aussi réceptive aux théories du courant postmoderne, qui invite à réexaminer la place du sujet dans la construction des récits scientifiques.

Dans Ne suis-je pas une femme ?, bell hooks défend plusieurs idées. D’abord, elle se fait une représentante de sciences sociales engagées qui considèrent l’histoire comme une arme politique. Le livre peut se lire à la fois comme un manifeste pour une vision alternative de l’histoire et un appel à améliorer la situation des femmes noires aux États-Unis. L’essayiste a souvent raconté qu’elle avait amorcé la rédaction de l’essai à 19 ans, car elle enrageait de l’absence de livre retraçant la trajectoire des femmes afro-américaines. Le texte cherche donc à combler un gouffre dans la littérature sur les communautés noires, et à retranscrire l’histoire des États-Unis depuis la perspective de ses sujets les plus opprimés : ici, les femmes afro-américaines. Ensuite, le livre entend démontrer ce que l’essayiste tient pour un constat : le passage sous silence d’une identité féminine noire aux États-Unis. « Aucun autre groupe, écrit hooks, n’a eu à se construire à travers une identité non existante, comme ce fut le cas pour les femmes noires. » Tout son travail repose sur une analyse des mouvements historiques dont l’objectif a été d’élaborer des stéréotypes négatifs sur les femmes noires et d’anéantir leurs voix. Ne suis-je pas une femme ? comprend une critique aiguë de la patriarchie du système capitaliste et de sa matérialisation à l’intérieur de deux forces politiques pourtant dissidentes : le nationalisme noir et le féminisme américain. Des écrits des nationalistes, hooks retient leur positionnement machiste justifiant la domination des femmes. Dans ceux des féministes, elle perçoit un discours hégémonique qui calque la notion de féminité sur la figure unique de la femme blanche.

Enfin, l’observation du monde social, chez hooks, ne peut reposer que sur une analyse qui étudie l’articulation des critères distinctifs, et surtout ceux de race et de genre. Le livre débute par une étude de la condition des femmes dans l’esclavage qui démontre comment la double contrainte du racisme et du sexisme distingue fondamentalement le positionnement des femmes esclaves de celui des hommes, et comment l’héritage de l’esclavage fait des femmes noires des individus n’entretenant aucune communauté de destin avec leurs « semblables » blanches. « Dans un état capitaliste, raciste et impérialiste, écrit hooks, il n’y a pas un statut social unique au groupe des femmes. Le statut social des femmes blanches n’a jamais été comparable à celui des Noires. » Pionnier et provoquant, Ne suis-je pas une femme ? fut à sa sortie l’objet de critiques regrettant son manque de rigueur dans l’utilisation des sources et sa polarisation sur les questions culturelles et identitaires, au détriment d’une réflexion approfondie sur les hiérarchies de classe à l’intérieur du système capitaliste. Publié aujourd’hui en France, le livre trouve un nouvel écho. La préface est signée par la réalisatrice Amandine Gay, qui pose la question de l’utilité de la pensée de hooks dans l’analyse de la condition des femmes noires européennes. À l’heure où les revendications des Afro-descendants sont en pleine reformulation, le problème soulevé par Gay nous invite à réfléchir aux enjeux de la globalisation des idées et à l’adaptabilité des catégories identitaires américaines dans le contexte français.

[^2]: Un emprunt au nom de la grand-mère de l’auteure, qui l’orthographie sans majuscules.

Idées
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