Violences visibles et invisibles

Les violences économique et coloniale ne méritent-elles pas d’être considérées avec le même « statut » que la révolte qu’elles engendrent ?

Denis Sieffert  • 14 octobre 2015 abonné·es

Deux événements, apparemment sans rapport l’un avec l’autre, deux situations géographiquement éloignées, nous ont renvoyés ces jours-ci à un vieux problème familier de l’histoire, qu’elle soit sociale ou coloniale. Celui de la définition de la violence. Ces chemises déchirées de dirigeants d’Air France happés par des salariés en colère et ces coups de couteau portés par des jeunes Palestiniens contre des juifs israéliens à Jérusalem et à Tel-Aviv font appel, dans le récit médiatique, au même vocabulaire. Mon propos n’est évidemment pas de comparer la gravité des actes (les cadres d’Air France n’ont finalement subi qu’une blessure d’ego), et moins encore de chercher à les excuser. Mais ici resurgit un débat qui oppose depuis toujours ce qu’on pourrait appeler le parti de l’ordre à la gauche.

Où donc commence la violence ? Commence-t-elle lorsqu’un dirigeant est molesté par des salariés, ou lorsque des gamins palestiniens lancent leurs attaques au couteau ? Ou bien faut-il remonter un peu plus haut dans l’analyse des faits ? La violence économique d’un côté, la violence coloniale de l’autre ne méritent-elles pas, dans l’information de nos concitoyens, d’être considérées avec le même « statut » que la révolte qu’elles engendrent ? Convenons que les formats courts pratiqués par les médias audiovisuels constituent un bon alibi pour ne traiter que l’événement du jour, et spécialement lorsqu’il y a des images. Les sacro-saintes images sans lesquelles un événement n’existe pas, ou existe moins ! Dans le cas d’Air France, on songe évidemment au plan de licenciement qui frappe 2 900 salariés. Les chemises des dirigeants sont déjà changées depuis belle lurette que les salariés plongent dans une longue épreuve sociale et affective qui va les frapper, eux et leurs familles.

À quoi s’ajoute une autre violence qui s’appelle le mépris. Le discours, plein de désinvolture, tenu quelques jours auparavant par le PDG de la compagnie, Alexandre de Juniac, devant le Medef, dit tout des relations sociales dans l’entreprise. Dans un style très « Ancien Régime », et sous les voûtes de l’abbaye de Royaumont (ces gens ne se réunissent pas à la Maison des métallos), M. de Juniac (600 000 euros de salaire fixe par an) y contestait la notion même d’acquis sociaux. Il rappelait qu’au XIXe siècle les enfants pouvaient travailler à dix ou douze ans. Et on devinait que, dans son esprit novateur, ce qui avait été pouvait être de nouveau. On a vu également (il y avait des images, même furtives) comment des dirigeants envoyaient balader une salariée qui demandait des explications à la sortie du fameux comité central d’entreprise du 5 octobre. C’est un peu une constante dans l’histoire sociale : l’injustice et les inégalités ne suffisent pas à provoquer la colère ; il y faut en plus une dose de provocation. C’est le fameux « vous n’avez pas de pain, mangez de la brioche » de Marie-Antoinette. On peut aller plus loin. Cette violence économique n’est pas le seul fait d’Air France. Plans de licenciements d’un côté, retraites chapeau et bonus de l’autre : l’actualité regorge de ces inégalités abyssales qui rongent le corps social. Ces dizaines de millions d’euros qui sifflent sur nos têtes, c’est tout cela qui resurgit dans cette affaire de chemises déchirées. À quoi les autorités (à quel niveau, on ne sait pas) ont cru bon d’ajouter une humiliation à l’encontre des salariés identifiés par la vidéosurveillance. Était-il indispensable de venir les interpeller à 6 heures du matin à leur domicile comme des parrains du grand banditisme ? Voilà, au total, le tableau d’une société en proie à toute sorte de violences, visibles ou invisibles. Il est vrai qu’un licenciement, ça ne se filme pas.

Et on me permettra de revenir ici à mon autre exemple, plus tragique, celui de la révolte des couteaux en Israël et en Palestine. Là aussi, il y a la violence que l’on voit, ou dont on voit les conséquences immédiates, avec des corps gisants, des taches de sang sur le macadam, avec la colère des victimes. Et il y a la violence que l’on ne voit pas, et que l’on « raconte », parfois, tout au plus. C’est celle des expulsions de Palestiniens, des destructions de maisons, des rafles, des empiétements coloniaux jusqu’aux abords hautement symboliques de l’esplanade des Mosquées, des enfants tués pour un jet de pierre. C’est celle du désespoir d’une crise sans issue. La colonisation, ça ne se filme pas… La révolte, elle, n’a jamais le beau rôle. Elle comporte toujours une part de folie et d’aveuglement, mais elle ne vient jamais de nulle part.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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