« Bourdieu manque dans l’espace public »

Le troisième volume des cours de Pierre Bourdieu au Collège de France réunit les deux premières années de son enseignement, où il précise quelques-uns de ses concepts phares. Ses éditeurs, Patrick Champagne et Julien Duval, détaillent les apports majeurs du sociologue.

Olivier Doubre  • 11 novembre 2015 abonné·es
« Bourdieu manque dans l’espace public »
Patrick Champagne Sociologue, ancien du Centre de sociologie européenne (CNRS-EHESS). Julien Duval Chercheur au Centre de sociologie européenne. Sociologie générale (vol. 1). Cours au Collège de France 1981-1983 , Pierre Bourdieu, édités et présentés par Patrick Champagne et Julien Duval (avec Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière), Seuil/Raisons d’agir, 748 p., 30 euros.
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En 1981, alors que les libéraux sont déjà à l’offensive, tentant notamment de faire passer les classes sociales pour un concept dépassé, Pierre Bourdieu est élu au Collège de France. Une élection qui déplaît fortement à Valéry Giscard d’Estaing, encore à l’Élysée pour quelques semaines, dont la préférence allait à Alain Touraine. À tel point que la ministre de l’Éducation nationale, Alice Saunier-Seïté, censée nommer officiellement celui que le corps professoral du Collège a élu, s’y refuse, laissant ce soin à son successeur de gauche. Pierre Bourdieu ne prononce donc sa Leçon sur la leçon, inaugurale, que le 23 avril 1982. Entre alors au Collège de France la sociologie critique. Celle du dévoilement de la violence et de la domination – économique autant que symbolique – dans les rapports sociaux. Enregistrés sur ces cassettes que les jeunes générations ne connaissent plus, ces Cours paraissent aujourd’hui dans une édition critique, sous la direction des sociologues Patrick Champagne et Julien Duval. Le premier a suivi les séminaires de Bourdieu avant même son élection au Collège de France. Pour le second, qui n’a assisté qu’aux dernières années de son enseignement, l’auteur de la Distinction fut la figure stimulante qui « transmettait l’envie de faire de la sociologie ». Deux générations qui se chargent aujourd’hui de transmettre à leur tour.

Comment Pierre Bourdieu appréhendait-il son enseignement ? Comment était-il en cours ?

Patrick Champagne : Il faut rappeler qu’avant d’enseigner au Collège de France, à partir de 1982, Pierre Bourdieu tenait depuis le milieu des années 1960 une série de séminaires à l’École pratique des hautes études, où il présentait, expliquait, discutait ses travaux en cours. Au Collège de France, il a conservé la même manière de faire cours. Je dis « faire cours », mais Bourdieu ne pouvait pas lire un cours entièrement écrit, comme on peut le faire à la Sorbonne. Il préparait soigneusement ses interventions, avec un plan précis, mais il laissait ensuite beaucoup de place aux improvisations, avec des parenthèses et des digressions quand il sentait que c’était utile, sans cependant perdre le fil général qu’il s’était fixé. Et il s’en est expliqué à de nombreuses reprises puisque, chaque année, il y avait une partie où il s’interrogeait sur ce que c’était d’enseigner au Collège de France, d’enseigner la recherche, c’est-à-dire un travail en train de se faire, et non pas des connaissances. Ce qui apparaît dès sa leçon inaugurale, qui s’intitule justement Leçon sur la leçon  [^2]. C’était une question qui l’obsédait, et il rappelait toujours qu’il souhaitait transmettre non un savoir, mais un mode de pensée. Avec ces cours, aujourd’hui, on voit un intellectuel au travail, et non pas un intellectuel qui présente ses travaux. Il cherchait toujours en même temps qu’il expliquait, c’est pourquoi il dépassait presque toujours l’horaire prévu. Mais surtout, et je crois que c’est une sorte de marque de fabrique chez Bourdieu, il ne cesse de s’interroger sur ce qu’il est en train de faire. Son maître mot est « réflexivité ». Je crois que cela tient à sa formation en philosophie : on trouve toujours chez lui ce mélange tout à fait spécifique, avec d’un côté une approche théorique de très haut niveau, et de l’autre des données empiriques. C’est sans doute pourquoi il a tenu à réaliser des enquêtes de terrain jusqu’à la fin de sa vie.

Sociologie générale. Le titre peut paraître austère. Il laisse penser à un cours magistral, académique, dispensé chaque semaine devant un auditoire studieux, consignant en silence la parole du « maître »… S’il a adopté ce titre, c’est que Pierre Bourdieu, nouvellement professeur au Collège de France en 1982, a « le souci de présenter les grandes lignes de sa théorie sociologique, qui repose sur les concepts d’habitus, de capital et de champ », comme le soulignent les éditeurs de ce volume, Patrick Champagne et Julien Duval. Explicitant les principales notions clés de son système de pensée, le sociologue n’a de cesse de s’interroger sur sa pratique de chercheur, et ici d’enseignant, où « l’exigence de réflexivité » constitue pour lui un « impératif de méthode ». Ces cours, professés dans « une atmosphère à la fois sérieuse et plaisante », montrent une « pensée en construction » et constituent une belle « porte d’entrée » à la sociologie et à l’œuvre de Pierre Bourdieu.
Julien Duval : Pierre Bourdieu s’intéressait beaucoup aux différences de positions entre les disciplines. Il disait ainsi que, contrairement aux mathématiques, où de jeunes chercheurs de 20 ou 30 ans peuvent rapidement produire des recherches nouvelles, on est souvent bien meilleur sociologue à 50 ans qu’à 25. Car cela dépend beaucoup de l’expérience de la vie du chercheur. Il citait ainsi une phrase de Sartre, dans les Mots, sur ses lectures de jeunesse : « Je comprenais tout mais je ne comprenais rien », dans le sens où, s’il comprenait le sens immédiat de la phrase, il n’en saisissait pas la pleine signification. Avec l’avancement de son expérience de la vie, le sociologue découvre davantage de choses et progresse dans son travail. Et cela jusque dans ses cours, où l’on voit une pensée en construction.

Bourdieu y élabore, ou précise, l’un de ses concepts clés, l’habitus, qui lui a valu tant d’attaques, dans le sens où celui-ci nierait la liberté d’action des individus – ou des « agents », pour Bourdieu. Philippe Val, récemment, en a fait le cœur de sa critique du « sociologisme ». Ces cours n’apportent-ils pas le plus brillant démenti à ces critiques ?

P. C. : Dans ses premiers cours, Bourdieu explicite en effet cette notion d’habitus, où le sujet en sociologie n’est pas celui de la philosophie, car c’est un sujet socialisé, sur lequel sont venus s’inscrire des comportements sociaux inculqués par différentes instances : la famille, l’école, l’entreprise, etc. C’est l’un des apports de ces cours que de montrer pourquoi Bourdieu en a eu besoin, comment il les utilise, ce qu’ils signifient, etc. Et il y a une intention pédagogique beaucoup plus importante que dans les livres. J’ajouterai que l’habitus est un concept qui vient à Bourdieu de son premier travail en Algérie, lorsqu’il s’initie à la sociologie durant son service militaire, à partir de 1957. Il a observé là-bas les paysans kabyles qui ont fui leurs campagnes à cause de la misère et qui se retrouvent, dans les villes, confrontés à un mode de pensée qui n’est pas le leur. Son idée est que chaque personne a des catégories économiques dans la tête qui s’inscrivent jusque dans son corps. C’est là qu’on perçoit l’utilité de ces cours, si on les lit attentivement au lieu de critiquer l’idée qu’on se fait de ce que Bourdieu serait censé avoir dit ou écrit, sans l’avoir vraiment lu. Quant à Philippe Val se disant « triompher » de Bourdieu, cela ne peut que prêter à rire !

J. D. : Je pense que les personnes qui critiquent Pierre Bourdieu ne prennent pas la mesure du degré d’élaboration de sa pensée et de ses concepts. C’est la même chose avec la notion de champ. Il insiste sur le fait que le champ, dans sa sociologie, est un champ de forces, comme en physique, mais aussi un champ de luttes, lesquelles s’emploient à modifier les forces qui ont cours en son sein. Rien n’est donc figé ! Quant aux individus, explique Bourdieu, s’ils veulent être libres, il leur faut connaître les déterminismes sociaux qui pèsent sur eux. Rien ne sert de les ignorer ou de croire qu’ils n’existent pas, ni de croire à un sujet supposé libre et seul au monde… C’est la connaissance de ces contraintes sur nos comportements qui augmente notre liberté.

Pour vous, les analyses de Bourdieu n’ont pas pris une ride sur le système scolaire, les classes sociales, les intellectuels… Pour autant, on ne peut pas dire que la situation se soit améliorée dans le sens d’une plus grande justice. D’où une question provocatrice : à quoi sert la sociologie, si elle ne parvient pas à transformer le monde ?

J. D. : Je pense que l’on vit une époque qui n’est pas très réceptive aux enseignements des sciences sociales. Aujourd’hui, les responsables politiques ont Bourdieu en tête, car il est enseigné à Sciences Po, mais ils ont parfois tendance à en faire, cyniquement, des utilisations qui vont à l’inverse de ce qu’il aurait pensé. Je me souviens ainsi de Valérie Pécresse citant Bourdieu pour justifier une mesure telle que l’autonomie des universités ! L’époque est régressive, c’est le moins qu’on puisse dire. Aussi, Bourdieu manque dans l’espace public, car il avait su créer une position unique que personne ne peut prétendre tenir aujourd’hui. Et la production de ce type même d’intellectuel est devenue aujourd’hui très difficile, voire impossible.

P. C. : Quand Pierre Bourdieu dit considérer la sociologie comme un sport de combat, il croit que la connaissance des mécanismes symboliques qui font que les dominés restent dominés permet à ceux-ci de prendre conscience de leur domination. Donc de bien moins accepter leur condition de dominés : cela change forcément la situation. Toutefois, le problème ne se pose pas en termes de « tout ou rien » : il s’agit de voir ce qui change, ce qui résiste, etc. Donc, ce qui n’a pas pris une ride, ce sont les principes, les outils et les méthodes d’analyse. La réalité sociale a changé, mais c’est la façon de l’analyser propre à Bourdieu, de dévoiler sa violence symbolique, qui demeure pertinente.

Sa parole et son travail manquent donc aujourd’hui à la gauche…

P. C. : C’est certain qu’il n’est pas remplacé et qu’il manque à gauche. On ne voit pas d’intellectuel de son niveau qui puisse prétendre à une telle place. Je dis cela en pensant aux intellectuels médiatiques, ceux qui parlent sans cesse et font un ou deux bouquins par an pour payer leurs impôts. À l’époque de Bourdieu, le débat avait lieu dans les revues, entre intellectuels patentés ; aujourd’hui, il a lieu à la télévision. Avant, les intellectuels médiatiques devaient encore se réclamer de véritables intellectuels pour se faire valoir en tant que tels. Aujourd’hui, on est passé à une étape où des journalistes comme Éric Zemmour peuvent se faire passer pour des intellectuels sans avoir besoin de la caution d’intellectuels dignes de ce nom. Aussi, dire que les analyses de Bourdieu n’ont pas pris une ride, c’est dire qu’on peut utiliser les mêmes schèmes d’analyse pour travailler sur le monde social d’aujourd’hui. Et mettre au jour ce qui a changé dans la société. C’est sa manière d’analyser les faits sociaux qui reste entièrement performante.

[^2]: Minuit, 1982.

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