Les perquisitions administratives préfigurent un « État policier »

Près de 300 perquisitions « administratives » ont été menées depuis dimanche. Un cas d’école des dérives auxquelles l’état d’urgence expose la justice.

Erwan Manac'h  • 17 novembre 2015
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Les perquisitions administratives préfigurent un « État policier »
© Photo : AFP PHOTO / PATRICK HERTZOG

Va-t-on voir apparaître chaque matin un bulletin des perquisitions de la nuit, cartes et bilans comptables à l’appui ? Depuis lundi, le ministère de l’Intérieur communique sans retenue sur les perquisitions simultanées, menées en pleine nuit aux quatre coins de France.

Le bilan après deux jours de ratissage fait état de 296 perquisitions en deux nuits dans 19 départements, 33 interpellations[^2], 31 armes saisies et 104 assignations à résidence décrêtées. « Et ça va continuer », a prévenu le Premier ministre Manuel Valls.

Le gendarmerie s’est même fendue d’une petite vidéo :

L’état d’urgence pour « nettoyer la France »

Les perquisitions « administratives » peuvent être conduites sur simple autorisation de la préfecture, alors qu'il est nécessaire en temps normale l'autorisation d'un juge. L'état d'urgence lève aussi l'interdiction de mener ces perquisition entre 21 h et 6 h.
La première interrogation concerne le profil des personnes visées par ses interpellations. « Nous profitons de ce dispositif pour terminer des procédures que nous n’arrivons pas à judiciariser » , raconte Christophe Rouget, responsable de communication au Syndicat des cadres de la sécurité intérieure CFDT (SCSI-CFDT).

Ce gigantesque coup de filet sert donc aussi à faire tomber des délinquants sans rapport avec les réseaux islamistes. Les services de renseignements et la police judiciaires décident au cas par cas des cibles de ces perquisitions, sans qu’elles fassent nécessairement l’objet d’une « fiche S » ou d’un suivi spécifique pour leur radicalisation.

C’était d’ailleurs l’ambition clairement affichée par Didier Guillaume, président du groupe socialiste au Sénat, lundi après-midi au Congrès. « Profitons de ce moment pour nettoyer la France, et certains territoires de France qui sont attaqués ! », a réclamé le sénateur de la Drôme, qui soutient une réforme de la loi de 1955 sur l’état d’urgence pour améliorer le contrôle des nouveaux moyens de télécommunication.

« Ces perquisitions ne sont pas directement liées à l’enquête sur les attentats de Paris, mais s’inscrivent dans le cadre de la lutte anti-terroriste », faisait valoir lundi le ministère de l’Intérieur, qui établit par ailleurs un lien étroit entre les réseaux délinquants et l’islam radical, à l’instar de François Hollande, lundi devant le Congrès : « C’est avec les armes du banditisme que les actes terroristes sont commis. »

Des affaires de droit commun noyées dans le rouleau compresseur de l’état d’urgence, c’est ce que craignent les professionnels de la justice. « Ce serait comme si le Code de procédure pénale était bon à jeter à la poubelle, nous entrerions dans un État policier , s’inquiète Florian Borg, président du Syndicat des avocats de France. Il est important qu’un juge anti-terroriste soit saisi pour garantir l’application de la procédure. »

Selon le Syndicat de la magistrature, toutes ces investigations étaient par ailleurs possibles hors du cadre de l’état d’urgence *. « Rien n’empêche la police judiciaire de demander une perquisition si elle a un soupçon. La législation antiterroriste donne également des pouvoirs très larges aux parquets, qui rendent possible ce type d’enquête* , rappelle Françoise Martres, présidente du Syndicat de la magistrature, qui s’inquiète que ces opérations sortent du contrôle de la justice. S’il n’y a pas de soupçons, on est dans l’arbitraire »

Illustration - Les perquisitions administratives préfigurent un « État policier »

« Un cas typique » de justice d’exception

Encore sous le choc des attentats de vendredi, avocats et magistrats demeurent pour l’heure dans l’interrogation. Combien de temps ce type d’opérations seront-elles encore menées ? « Dans l’instant qui suit les attentats, on peut expliquer l’application de l’état d’urgence, mais il est désormais envisagé que nous restions sous ce régime pendant trois mois », s’inquiète Françoise Martres.

Le dispositif est nécessairement temporaire, juge aussi Christophe Rouget, du SCSI-CFDT, « car cela limite les droits des citoyens » :

« C’est une course contre la montre, car des meurtriers sont encore capables de frapper n’importe quand , justifie le commandant de police. Il ne faut pas être dogmatique. »

L’histoire de la justice française est jonchée d’épisodes de forte tension, terroriste ou politique, tous accompagnés de mesures sécuritaires d’exceptions. Or, les mesures prises dans l’urgence avec des arguments similaires à ceux utilisés par les défenseurs des perquisitions administratives sont peu à peu institutionnalisées, observe Vanessa Codaccioni, politologue à Paris 8, qui vient de conclure une étude sur la Justice d’exception [^3].

« Ce qui se passe en ce moment est typique des situations de crise et des circonstances exceptionnelles : les gouvernements déclarent le pays en état de “légitime défense“ pour faire passer des mesures d’exception. Et ils élargissent le contour de leur politique répressive, car les gens ne sont pas trop regardants tant que l’État agit très vite. »

Selon elle, l’allongement de la période de l’état d’urgence de 12 jours à trois mois, dans une réforme constitutionnelle éventuelle, constituerait une dérive « extrêmement dangereuse » . « Cela écarterait toute intervention du parlement avant trois mois. Or, cette nouvelle disposition sera réutilisée à l’avenir, dans un contexte qu’on ne connaît pas ». En clair, « qu’en sera-t-il si l’extrême droite arrive au pouvoir ? », interroge l’universitaire.

Lire > Au nom de la « guerre »

François Hollande veut adopter d'ici à la fin de la semaine une réforme constitutionnelle. - MICHEL EULER / POOL / AFP

Dans ces débats cruciaux, le profond état de choc de la société française contribue à disqualifier toute une série d’arguments, regrette par ailleurs Françoise Martres *. « Le problème des juges aujourd’hui est qu’il est devenu très difficile de parler de liberté,* témoigne la magistrate de la Cour d’appel d’Agen. Nous sommes dans l’“unité nationale“ et malheur à celui qui va porter une parole différente. Or, la mission du juge est de garantir les libertés. »

Le gouvernement a jusqu’au 25 novembre pour faire proroger l’état d’urgence pour une durée de trois mois, durée qu’il compte utiliser pour faire passer une réforme constitutionnelle qui cristallisera cet état d’exception. Nous en connaîtrons les contours mercredi 18 novembre à l’issue du Conseil des ministres. François Hollande a affirmé lundi qu’il souhaitait un vote du texte avant la fin de la semaine.

  • Ajout, mercredi 18 novembre à 15 h 15 : Le ministère de l’Intérieur a actualisé ses chiffres, mercredi après-midi, rapportant 118 nouvelles perquisitions administratives dans la nuit de mardi à mercredi :

[^2]: 23 lundi et 10 mardi

[^3]: *Justice d’exception, l’Etat face aux crimes politiques, CNRS Editions, 305 pages, 25 €

Société Police / Justice
Temps de lecture : 6 minutes
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