Nanni Moretti, la grammaire maternelle

Avec Mia Madre, le cinéaste place le rapport à la mère et à sa mort au centre de son film. Une trajectoire logique dans une œuvre portée par la création, où l’intime s’ajoute à l’universel.

Jean-Claude Renard  • 25 novembre 2015 abonné·es
Nanni Moretti, la grammaire maternelle
© Mia Madre Nanni Moretti, 1 h 47, sortie le 2 décembre. Photo : SacherFilm/Le Pacte

Gros plans sur des gilets de protection, des matraques et des casques. En face, un amas indistinct de trognes ouvrières manifestant contre les licenciements dans leur usine. Sonne la charge. Ça bastonne sec dans les gaz lacrymogènes et les canons à eau. Puis le plan s’élargit sur un plateau de tournage, avec ses figurants, ses techniciens, son matériel. La réalisatrice (Margherita, interprétée par Margherita Buy) reprend la main sur la scène, recadre son équipe, revient sur la succession des plans. Il s’agit pour elle de trouver la bonne distance, de placer la caméra ni trop près ni trop loin. Avant d’aller rendre visite à sa mère, Ada (Giulia Lazzarini), hospitalisée, affaiblie, mais encore réceptacle du récit des journées de sa fille, qui lui raconte son film, ces ouvriers en lutte pour défendre leur emploi devant un repreneur (joué par John Turturro) dont ils se méfient. Moments cruciaux. Mais, réplique la réalisatrice, « ce n’est pas un film triste, c’est un film plein d’espoir et d’énergie ». À ses côtés, Giovanni, son frère (Nanni Moretti), prévenu, prévenant, en disponibilité pour plusieurs mois, disponible jusqu’à préparer à sa mère un plat de pâtes avec sa sauce tomate pour pallier la fadeur de la cuisine hospitalière, inversant donc les rôles.

Encadrée par ses deux enfants, la mère n’est plus nourricière. C’est le fils qui nourrit, endossant l’image traditionnelle du sacrifice maternel. C’est aussi lui qui prend la mesure de l’état de santé de sa mère auprès des médecins, en seul référent, qui manie le dit et non-dit dans cette chambre d’hôpital. C’est encore lui qui conseille sa sœur dans la file d’attente d’un cinéma : « Fais quelque chose de nouveau, essaye d’être plus légère ! » Moments cruciaux, pour elle aussi, peut-être pas dépassée, mais submergée, séparée du père de sa fille, pénétrant dans les turbulences de l’adolescence, séparée également de son compagnon, in fine séparée de tout et de tout le monde, payant peut-être son credo de réalisatrice : « Demeurer à côté du personnage ; on doit voir l’acteur qui l’incarne. » Être à côté, c’est exactement Margherita. À côté de sa fille, dont elle est pourtant proche, à côté (et aux côtés) de sa mère à l’agonie, à côté (et aux côtés) de son frère, irréprochable, à côté de son film dont elle doute, à côté de son acteur principal, elle si peu prolixe, lui insaisissable, mais répondant parfaitement à son credo de mise en scène. Oscillant entre la tristesse et l’énergie (selon le pitch décliné au bord du lit d’hôpital), Mia Madre alterne ainsi les séquences entre la réalité et la fiction (dans la fiction), entre la vie sociale et le tournage d’un film où viennent se cogner les irréparables de l’existence, ses déconvenues, ses douleurs. Là, les négociations entre le repreneur (Barry) et les ouvriers de l’usine se font au forceps (toujours cette dimension politique dans les films de Moretti) ; ici, la vie se défait aussi au forceps, lentement.

Déjà, le compte à rebours a commencé. Il faut négocier (comme on négocie avec un patron) avec l’inexorable, le passé, les souvenirs, négocier avec la défaite intime annoncée, appréhender cette commotion dont on ne se remet jamais. Pas facile quand seulement trois pas rattachent péniblement Ada à la vie. Et plus le film avance, plus la mort se rapproche. Elle guette, rôde, motive scènes de cauchemars et flash-back, des visions aliénées, des bribes anecdotiques autour de la mère, qui vont, viennent, regardent et reviennent en arrière, s’échouent dans le présent sombre, l’arrachement terrible, cette chienlit, s’ajoutant dans la construction du récit, un récit à la fois complexe et limpide dans la tourmente. Sujet oblige, Nanni Moretti force moins le trait de la jubilation de ses précédents films. À côté de pages musicales fraîches et fringantes, tranchant radicalement avec les tensions et l’âpreté du propos, il dramatise, sans pathos ni pulsion compatissante ou complaisante. La légèreté que réclame Giovanni à sa sœur dans ses films, c’est à l’acteur américain de l’incarner ici (incarner, leitmotiv du film, quand le corps ne tient plus), venu interpréter le rôle du patron repreneur. De fait, en star du septième art, Barry/Turturro se montre volubile, fantasque, encombrant, immensément drôle, vociférant, courtisant les limites du personnage caricatural. Il apporte la folie, la démesure, la spontanéité, des impressions d’improvisation (celle emplissant les premiers films de Moretti), comme un supplément d’âme. Et tandis que la mère se meurt, de plus en plus « fassignée », fatiguée et sans force, il éclabousse le tournage de vitalité et d’énergie, en bol d’air parfois de Margherita, ou bouteille d’oxygène, cet oxygène auquel a recours la mère.

Le film dans le film, dans sa gestation et sa réalisation, ce n’est pas une première pour Nanni Moretti, évoquant ou reprenant cet élément narratif dans nombre de ses longs métrages, comme Ecce Bombo (1978), Sogni d’oro (1981), Journal intime (1994), Aprile (1998) et le Caïman (2006). C’est, pour le cinéaste, toujours taraudé par la création et sa forme, une manière peut-être de mettre en scène un double, de s’impliquer davantage dans son sujet, marque de fabrique de son cinéma, puisant la matière de ses récits dans ses résonances intérieures – avant de prendre ses distances, celles-là mêmes qui permettent le film. L’anxiété, l’angoisse, le manque d’assurance, voire la confusion de Margherita sont bien les sentiments de Nanni Moretti réalisateur (dont le prénom est justement le diminutif de Giovanni), sentiments qu’on perçoit dans Aprile. Un réalisateur qui reconnaissait au printemps, tandis que son film était présenté à Cannes, avoir « commencé à écrire quand, dans [sa] vie, les choses [qu’il] raconte dans le film venaient d’arriver ». C’est-à-dire la mort de sa mère (non pas Ada, mais Agata de son vrai nom).

Ce n’est pas la première fois que Moretti met en scène une confrontation avec la mort. C’était le cas avec la Chambre du fils (2001), son seul film académique, consensuel (pour le coup, récompensé à Cannes par une Palme d’or), livrant un père psychanalyste dérouillé sous le deuil de son fils. À vrai dire, la thématique de la mort traverse l’œuvre de Moretti. Dans les questions existentielles que se pose le cinéaste, elle circule déjà dans Je suis un autarcique (1977), Ecce Bombo, dans Bianca (1984) et La messe est finie (1985), dans Journal intime … Ce n’est pas la première fois non plus, dans son va-et-vient dynamique et fécond, cornaqué à la première personne, entre fiction et ingrédients autobiographiques, que le cinéaste met la mère en scène. On pourrait parler de figure récurrente dans sa grammaire stylistique. Lassée, tyrannisée par sa famille dans Ecce Bombo, en filigrane dans Sogni d’oro, quand l’auteur-narrateur manque de l’étrangler (toujours cette fascination/répulsion !) ou s’attelle à l’écriture d’un film sur la mère de Freud. C’est elle aussi qui sert une double part de gâteau à son fiston de prêtre dans La messe est finie (si bien que « nul ne peut être aimé comme sa propre mère », dit-il) et qu’il vient consoler puis tancer quand elle est abandonnée par son père pour une autre femme. Dans Aprile, dépité par la victoire de Berlusconi, c’est devant elle (Agata Apicella Moretti jouant son propre rôle) qu’il allume un énorme pétard, avec elle encore qu’il évoque sa petite enfance cependant qu’elle enseignait. C’est elle qu’il réclame, pleure à larmes chaudes dans Palombella rossa (1989), en mouflet déjà bouffé par le sentiment d’être orphelin trop tôt (mais on l’est toujours trop tôt), dans un cinéma du souvenir, un film crachant son poids de terre mère et de langue maternelle, sa charge de maternalité pataugeant dans le liquide amniotique de la piscine, celle du môme, celle de l’adulte devenu joueur de water-polo, où déjà le présent se fait bousculer par le passé, comme une tentative de retour aux origines, à l’essence même, à l’essence-mère, sans doute le film le plus proche de Mia Madre. Ici, Ada est professeur de latin, langue mère italienne, comme la mère du réalisateur était professeur de lettres, de grec et… de latin. Dans ce miroir tendu, chargé d’émotion que le cinéaste tient au collet, si Palombella rossa reste au cœur du laboratoire, sans jamais proposer un réel mais une hallucination du réel, le sien, avec ses fausses apparences narcissiques, Mia Madre s’impose ainsi comme un condensé de l’œuvre de Nanni Moretti, sublime, conciliant l’individu et le collectif, pour toucher (juste) à l’universel. Qui y a-t-il de plus universel, de plus intime et universel, que la perte d’une mère, cette commotion ?

Cinéma
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