Un 15 novembre aux airs de 11 janvier

Ce dimanche, des cortèges cheminaient entre la rue de Charonne et le Bataclan à Paris. Étrangement calmes avant un brusque mouvement de panique place de la République en fin d’après midi.

Ingrid Merckx  • 16 novembre 2015
Partager :
Un 15 novembre aux airs de 11 janvier

Sean n’a pas fermé l’œil depuis deux jours. Il tangue un peu mais sert des bières et des cafés à toute vitesse. Le Bistrot 55, à l’angle du boulevard Voltaire et de la rue Saint-Sébastien dans le 11e à Paris, est plein, et les gens se succèdent au bar sans discontinuer. « Ils arrivent par vagues. Ils étaient nombreux ce matin, ça s’est un peu calmé à midi et maintenant, ça repart… »

Sur le boulevard Voltaire, du métro Charonne au métro Saint-Ambroise, des cortèges entiers se déplacent en cette fin d’après-midi. De La Belle équipe au Bataclan. Triste balade du dimanche. Les cinémas et les musées sont fermés, mais tous les cafés sont ouverts. Et, contrairement à samedi, désert, sinistre, les gens sont dehors. Certes, le beau temps doit jouer. Mais le contraste avec la consigne « Restez chez vous ! » de la veille est flagrant : ce 15 novembre a des airs de 11 janvier.

Les gens sortent dans la rue. De tous âges. Des familles. Des poussettes. Des groupes de jeunes. Des personnes âgées. Des vélos. Ils viennent voir. « Reprendre possession des lieux » , explique Claire, trentenaire qui habite dans le 5e et que ses pas ont conduite jusqu’ici. Ils sont calmes. Recueillis. Parisiens ? Pas seulement : beaucoup de gens de passage s’attroupent devant le Bataclan. Parfois, presque en touristes…

Sean n’a pas dormi. « Le stress ? Sur le moment, c’est drôle, ça allait… c’est après qu’on réalise… » Samedi, il ne travaillait pas. Mais il est venu au café voir une femme qui l’avait aidé la veille au soir avec les blessés.

« Ça sortait en rafales : tatatatata… »

La veille donc, vendredi 13 novembre, il fumait une cigarette avec un client devant le Bistrot 55 où il est serveur quand ils ont entendu une pétarade. « Des pétards ? » , interroge le client. Mais Sean ne reconnaît pas le son. « Ça sortait en rafales : tatatatata… » Peu après, «je ne sais combien de minutes exactement… le temps s’est comme arrêté…» , ils voient un homme tituber et s’effondrer sur le trottoir. « Il est soûl ? », lui lance l’autre. Le café d’en face a fermé son rideau de fer. Ils se précipitent.

« Cet homme était couvert de sang… Un autre est arrivé, disant qu’il avait pris une balle dans le genou, il demandait des torchons… Un autre encore se plaignait d’avoir mal au ventre. Quand il a ouvert sa veste, on a réalisé qu’il avait un impact sanglant… Certains ne se rendaient même pas compte qu’ils étaient blessés. Ils étaient hébétés… »

Le Bataclan est à une cinquantaine de mètres. De l’autre côté du carrefour. « Les premiers blessés qui ont réussi à sortir après l’attaque dans le noir de la salle se sont effondrés juste devant, dans la rue, plutôt au niveau de La Poste. On a beaucoup dit que les secours avaient tardé à arriver mais plusieurs camions de pompiers sont passés devant nous sans nous voir. Ils allaient directement devant le Bataclan… Quand un policier m’a vu, avec ma trousse de secours, il m’a demandé si j’étais médecin… »

La barrière de police allait de la rue Saint-Sébastien au métro Oberkampf… « Le Bistrot 55 était donc juste à l’extérieur de la zone de sécurité. Dire qu’on a failli dîner là… », regrette Thomas, qui habite avec sa compagne Mathilde à quelques dizaines de mètres, sur le boulevard Voltaire. Mais ce vendredi soir, ils avaient poussé jusqu’au métro Oberkampf, à 200 mètres tout au plus, dans une brasserie où ils ont leurs habitudes et où ils sont restés enfermés jusque tard.

« On ne pouvait pas traverser la zone pour rentrer chez nous, ni faire tout le tour, on était coincés. On a tenté de sortir de la brasserie vers 23 heures mais des policiers nous ont dit de faire demi-tour, de rester quelque part, à l’abri… » Les tirs avaient cessé, mais l’assaut contre le Bataclan était encore à venir.

«Je ne me souviens que de ses chaussures…»

« Un peu avant 22 heures, on avait commencé à recevoir des messages d’amis qui nous demandaient où on était… on ne comprenait rien à ce qui se passait… reprend Thomas. On est allé voir sur Twitter. Ça partait dans tous les sens. Fusillades à République, au Stade de France… Puis les barmens ont allumé la télévision. On a compris qu’une attaque était en cours au Bataclan ! Juste à côté ! Certains se sont précipités dehors pour voir, d’autres se sont réfugiés au fond du bar. Les portes ont été fermées dix minutes puis ils les ont rouvertes… »

Des rescapés arrivaient. « Il y en avait un qui avait du sang sur les chaussures et sur les mains, se souvient Mathilde. Mes amis lui ont parlé… Je ne saurais même pas le reconnaître aujourd’hui. Je ne me souviens que de ses chaussures… » Elle se souvient aussi de cette dame, assise pas loin d’eux et qui est restée presque trois heures sans bouger. « Son mari était au concert au Bataclan. De temps en temps, elle nous demandait si on avait des nouvelles… Et elle se rasseyait. » Elle se souvient encore de cette autre femme, en sous-vêtements sur le trottoir. « Je ne comprenais pas … Les pompiers avaient entièrement découpé ses vêtements. Ils cherchaient où elle était blessée. D’où venait tout ce sang. Mais ça n’était pas le sien : certains ont du repousser des corps tombés sur eux pour pouvoir s’enfuir… »

La brasserie ne servait plus. Les clients buvaient de l’eau et regardaient une chaine « qui passait les mêmes infos en boucle… » , enrage encore Thomas. Ils ont dû se rabattre sur les réseaux sociaux. Ils voyaient passer les « #portesouvertes » impuissants : « Notre immeuble est juste à côté ! Mais nous ne pouvions pas y aller !!! » Idem pour les photos postées par des proches demandant si on avait vu untel ou untel sauf. « C’était horrible, se crispe Mathilde, on aurait voulu leur dire qu’on les avait vus dans notre restaurant. On pensait même parfois reconnaître un visage. Et puis on n’était plus sûr… » Vers 1h30, Mathilde et Thomas ont fini par rentrer chez eux. Dans leur appartement situé en plein coeur de ce quartier qui était déjà celui de l’attaque contre Charlie Hebdo , il y a à peine huit mois.

«Des gens crient « On nous tire dessus » !»

Ce dimanche devant le Bataclan, la foule ne désemplit pas. Quand on arrive depuis Voltaire, on voit surtout les camions surmontés d’énormes antennes satellites qui font barrage, masquant les rues, et la salle de concert sinistrée. La nuit qui commence à tomber laisse mieux apparaître le parterre de bougies installé au sol, sur le terre-plein central. Les gens sont calmes. Étrangement calmes.

Illustration - Un 15 novembre aux airs de 11 janvier

Vers Saint-Ambroise, un petit mémorial devant la brasserie Les 100 kilos qui fait l’angle signale que le patron a perdu la vie au Bataclan. Devant l’église, des fleurs et des pancartes « Pray for Paris ». Quelques clochards, un temps chassés du square juste devant l’église, sont revenus s’asseoir sur les marches.

Les cortèges se poursuivent en direction de la Nation jusqu’au café « La Belle équipe », rue de Charonne, où un rassemblement se tient aussi, en hommage aux dix-neuf personnes tuées alors qu’elles prenaient un verre en terrasse. Les petites bougies qui été déposées, en face, sur tout le long de la façade du Palais de la femme, dessinent un chemin lunimneux.

Place de la République, des centaines de personnes sont rassemblées autour d’un autre mémorial. Peu après 18 heures, des bruits d’explosion déclenchent une grande panique. « Des gens crient « On nous tire dessus » , s’alarme Marie. Les forces de l’ordre pointent leurs armes. Il y a de forts mouvements de foule ! » Certains tombent, des groupes sont séparés. Il se passe un bon moment avant que le message de fausse alerte ne s’impose.

La peur a refait surface d’un coup. Sans crier gare. Renversant ce calme qui avait habillé la journée. A 20h30, Sean termine son service. Il rentre chez lui, toujours dans ce quartier, essayer de dormir un peu.

Société Police / Justice
Temps de lecture : 7 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don