« La Révolution, un héritage pour inventer un autre monde »

L’historienne Sophie Wahnich analyse le rapport de la France à son passé révolutionnaire. Entre émancipation et réaction.

Olivier Doubre  • 16 décembre 2015 abonné·es
« La Révolution, un héritage pour inventer un autre monde »
Sophie Wahnich dirige, au sein de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (CNRS-EHESS), l’équipe « Transformations radicales des mondes contemporains ».
© Photo : HUGUEN/AFP

Spécialiste de la Révolution française, Sophie Wahnich s’intéresse à sa transmission et au rapport passé/présent de cet événement qui débuta en 1789. Refusant l’idée même de « fin de l’histoire », elle analyse le rôle de l’historien pour contribuer au retour des luttes et « inventer un monde nouveau ». Un engagement autour de l’héritage des mouvements pour l’émancipation dans l’histoire de la France contemporaine.

Une historienne française engagée comme vous l’êtes ne peut que ressentir une certaine fierté devant cette succession de dates : 1789, 1793, 1848, 1871, 1905, 1936, 1944, 1968… Qu’évoquent-elles pour vous ?

Sophie Wahnich : J’ai toujours trouvé étrange qu’on puisse avoir honte, en tant que Français, de la Révolution française, comme si on devait dans le chaînage des générations imaginaires assumer les actes des ancêtres imaginaires. Cette honte a été diffusée au moment du bicentenaire, et en amont, par l’énoncé : « La Révolution française est matrice du totalitarisme. » De la même manière, je ne crois pas qu’on puisse être fier par procuration de cet événement et de ceux qui suivent dans votre liste. Au mieux sont-ils porteurs de réconfort et d’espoir quand on prend la mesure du fait que, dans l’histoire longue, alternent en France des mouvements qui favorisent l’émancipation, permettent des gains de liberté et d’égalité politique et sociale, et d’autres, en réaction, qui constituent des forces d’anti-Lumières très puissantes. Nous sommes à l’évidence dans une séquence politique où les anti-Lumières dominent, et, comme historienne française, ma seule et sempiternelle question demeure : comment faire valoir et diffuser l’autre versant de l’histoire française, comme héritage politique et éthique monumental donnant du courage pour inventer un monde tout autre ?

Mais cette histoire politique-là n’existerait-elle pas, selon vous ?

L’histoire comme savoir politique n’existe que si chacun peut s’y référer d’une manière active, donc si elle a été diffusée d’une manière un tant soit peu homogène. Aujourd’hui, elle semble souvent devenue une sorte de patrimoine dépolitisé et désactivé, et les dates que vous citez ressemblent à des objets morts, comme des fétiches accrochés dans un musée. Des fétiches qui n’auraient même plus de fonction mythique, celle où l’histoire comme savoir savant s’articule à une manière de faire société et aux manières d’agir politiquement : une « congruence entre les impératifs pratiques et les schèmes d’interprétation », disait Lévi-Strauss. Alors, peut-on être fier ? Je ne crois pas. On peut être penaud car quelque chose s’est volatilisé qu’il faut tenter de rassembler. Les notions de Lumières et d’anti-Lumières permettent de comprendre d’ailleurs le messianisme d’un Walter Benjamin, qui écrit ses Thèses sur le concept d’histoire face aux anti-Lumières nazies. C’est un livre d’espoir. L’histoire comme pratique messianique, quant à elle, est l’art de rassembler et de faire briller les tessons rendus ternes par l’explosion de six vases de lumière divine. Il revient alors à la Sagesse et à l’Intelligence, qui, elles, ne se sont pas brisées, de rassembler les tessons de la Justice, de la Générosité, de la Beauté, de l’Éternité… Les dates de l’histoire glorieuse du mouvement ouvrier et de la conquête démocratique, de 1789 à aujourd’hui, sont ces tessons devenus ternes et qu’il faut refaire briller d’une histoire brisée et indisponible. Nous n’avons pas à être fiers, nous avons à être actifs, besogneux, courageux, pour la rendre à nouveau disponible. Alors, la lumière des utopies passées brillera de nouveau pour notre présent et, là, nous pourrons être fiers. Nous sommes quelques-uns à y travailler, à refuser la fin de l’histoire [^2], mais, à l’évidence, ces savoirs et ces pratiques sont encore trop confinés.

1789 – ou plutôt la séquence 1789-1794 – constitue-t-il toujours une rupture, irréversible, pour les peuples du monde entier, ou un symbole invitant à la prise en main de leur destin ?

Il n’y a pas de rupture irréversible dans l’histoire. C’est bien ce qui inquiète les révolutionnaires français dès 1789. Sans transmission [^3], la portée d’un événement peut s’écrouler, si majestueux et grandiose soit-il dans son avènement et ses effets. Ce sont les êtres humains qui portent la puissance de l’irréversible comme désir puissant. Un désir si puissant que, lorsque la situation l’exige, pour ne pas redevenir esclave, pour ne pas laisser s’installer une tyrannie, pour ne pas laisser les hiérarchies de race, de richesse et même d’intelligence supposée mesurable structurer les mondes politiques et sociaux, chacun peut renoncer à l’épargne de la mort et considérer que sa vie ne vaut qu’à travers cette exigence. L’histoire de la Révolution française pourrait encore avoir la fonction symbolique de l’exemplarité, mais les anti-Lumières sont extrêmement rusés. Le Front national manipule les symboles et les noms, il dispose depuis longtemps du drapeau de la Révolution française comme drapeau national, de l’hymne révolutionnaire. Désormais, il s’attribue le mot « République » et même les sentiments moraux des révolutionnaires. Il fabrique un imbroglio. Et comme, chez les hommes et les femmes de gauche, l’oubli est profond, la Révolution française est aujourd’hui souvent vécue comme franchouillarde et ringarde. Je pense à tous ceux qui considèrent qu’elle n’est qu’une histoire nationale et non un universel singulier, à commencer par les postcolonial studies et les penseurs de la globalisation. De ce fait, les peuples du monde entier dont vous parlez ont de plus en plus de mal à s’y retrouver.

En dépit de pages sombres, l’histoire de France peut-elle être lue comme un lent cheminement de l’émancipation sociale ? Ou, en tout cas, comme celle d’un pays où les luttes sociales tiennent une place centrale ?

Je ne crois pas que l’histoire progresse toujours et que ce qui précède annonce les jours meilleurs nécessaires. Comment faire cependant de la critique du progrès autre chose qu’un argument réactionnaire ? Edgar Quinet et Walter Benjamin ont prôné un pessimisme actif autrement libérateur que l’optimisme progressiste béat, qui ne fait que nous rendre sans voix face à la misère du présent. Car ce pessimisme-là suppose un autre rapport à l’histoire, rompant avec la nostalgie ou l’indifférence, pour y découvrir un réservoir de questions critiques ouvrant de nouvelles brèches vers l’avenir. Quant aux luttes sociales, oui, elles sont présentes, mais si rarement victorieuses désormais. Et, depuis 1995, il n’y a pas eu de vrai soulèvement qui soit l’expression d’un sujet collectif libre au-delà des arguments. Mais ça peut revenir, en effet, ou plutôt venir à nouveau. Et, comme historienne, j’estime que c’est ce à quoi je travaille. Comme y travaillent aussi des hommes et des femmes de lettres, de théâtre, de cinéma. C’est là une bonne nouvelle. Les révolutions intéressent de nouveau. Le pessimisme actif produit ses effets, et on ne peut attendre du seul progrès inéluctable notre émancipation. Il faut la vouloir, la rendre possible, y croire sans défaitisme et sans illusions.

[^2]: Voir le dossier « La fin de l’histoire », Paule Petitier et Sophie Wahnich (dir.), Écrire l’histoire, n° 15, CNRS éditions, octobre 2015.

[^3]: Cf. Histoire d’un trésor perdu. Transmettre la Révolution française, Sophie Wahnich (dir.), Les Prairies ordinaires, 2013.

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