Le charme fou de Folimage

Dans le studio d’animation installé dans la Drôme et créé par Jacques-Rémy Girerd, il se prépare des merveilles dans un esprit de compagnonnage.

Ingrid Merckx  • 16 décembre 2015 abonné·es
Le charme fou de Folimage
© Illustration : Folimage/The Kobal Collection/AFP

C’est comme s’il était sorti de l’écran. L’Alex de Phantom Boy, à moins que ce ne soit le Nico d’ Une vie de chat  ? Un homme à la même silhouette longiligne, aux mêmes mouvements souples et élastiques, au même sourire malicieux, aux mêmes yeux en amande, se tient dans le bureau de Jacques-Rémy Girerd. Cependant que le fondateur et président du studio d’animation Folimage, à Valence (Drôme), sourit de la surprise derrière son ordinateur. Alain Gagnol, coréalisateur avec Jean-Loup Felicioli de ces deux longs métrages, manifeste une ressemblance troublante avec ses personnages.

« C’est Jean-Loup Felicioli le coupable ! Je ne dessine pas » , s’amuse-t-il, interrompant une conversation où il confiait son goût pour le cinéma américain et les grandes séries contemporaines. On lui fait très souvent remarquer que c’est moi qu’il reproduit. Il ne s’en aperçoit pas ! On lui a même demandé de me dessiner exprès pour voir : c’était pareil ! » Ce mimétisme n’a rien d’étonnant, les deux sont complices de longue date, et celui qui tient le crayon croque – à son insu peut-être – celui qui se tient en face, en miroir. Alors, quand on rencontre Alain Gagnol pour la première fois, on ne peut se déprendre de cette impression de déjà-vu. Malgré l’explication rationnelle, l’apparition d’un personnage de papier en chair et en os n’en conserve pas moins un caractère magique. Pas cette magie tintamarre des films en 3D dopés aux effets spéciaux. Mais celle, délicate, qui s’échappe du studio. De ces grandes pièces sombres et calmes où une douzaine de sociétés de production d’images travaille sur écran sans que l’on sache bien où commence et où s’arrête Folimage. De ces larges escaliers en pierre parfois surplombés d’une affiche géante de Phantom Boy ou de Tante Hilda, soulignant que le cinéma n’est pas que l’industrie lumineuse et sonore qui s’épanche dans une salle pour un temps limité, mais aussi un artisanat d’art qui se façonne dans des alcôves peu visitées et naît dans la patience, la méticulosité et l’ingéniosité.

Témoin, ce tournage miniature d’une version franco-suisse de la   Petite Fille aux allumettes, le conte d’Andersen où une fillette craque ses allumettes une à une avant de mourir de froid dans la neige. Sur un plateau en hauteur, une marionnette d’une quinzaine de centimètres, articulée avec minutie, se fait prendre en photo à chacun de ses imperceptibles déplacements devant un joli décor de ville en hiver fait à la main. Autour, des silhouettes noires sous de grands parapluies miment le mouvement des passants indifférents. Devant, un rail porte un appareil photo qui capture chaque scène, image par image, avant de les transmettre à l’ordinateur qui les assemble. L’espace est délimité par des rideaux noirs barrant la lumière et le bruit. Réalisateurs et animateurs promènent des airs de conspirateurs ébahis. « On fait des œuvres d’auteurs qui s’inscrivent dans le temps », explique Jacques-Rémy Girerd, petites lunettes rondes surmontant une courte barbe, cheveux gris attachés au-dessus d’un sweat à capuche bleu rayé. À la fois fier des risques qu’il ose encore prendre, et « anéanti », lâche-t-il, entre de réguliers haussements d’épaules et une moue chagrine. En cette fin novembre, Phantom Boy, le dernier né de Folimage, sorti le 14 octobre, est déjà en train de quitter les grands écrans. Avec le plan Vigipirate, les sorties scolaires ne pourront pas assurer sa présence en salle jusqu’à Noël. « L’échec date d’avant les attentats, précise cependant Jacques-Rémy Girerd, qui a appris les événements du 13 novembre au Mexique, où il animait des master class. Dès le jour de la sortie, on a su que le film ne marcherait pas. » Par la fenêtre de son bureau, on aperçoit le jardin assez feng shui autour duquel s’ étire La   Cartoucherie. Après vingt-neuf ans rue Jean-Bertin, à Valence, Folimage a élu domicile en 2009 dans cette ex-usine textile, ex-rêve de phalanstère, ex-usine de munitions reconvertie en monument historique de Bourg-lès-Valence et surnommée « La cour des images ».

Alain Gagnol saisit mal l’insuccès de Phantom Bo y : « Les enfants retiennent bien plus la dimension “superhéros” que la maladie dont est atteint ce garçon de 11 ans capable de planer entre les plus hauts buildings de New York. (voir Politis n° 1373). On a passé plus de cinq ans sur ce film. C’est comme un entonnoir jusqu’au jour de la sortie, où son sort s’est joué en quelques heures », soupire-t-il. « Je savais dès le scénario que la question de la maladie du héros ne serait pas commerciale, admet Jacques-Rémy Girerd, mais c’était si fort ! Et tous les retours sont positifs : critiques, directeurs de salles, parents, jeunes spectateurs… » Une notoriété internationale : lors de conférences à l’étranger, où il est souvent mandaté pour représenter la France, Jacques-Rémy Girerd s’est déjà retrouvé à la tribune avec Wong Kar-wai ou un représentant de Pixar. Et il multiplie les interventions jusqu’au Caucase. Une reconnaissance nationale : Folimage est un motif de fierté, des Cahiers du cinéma au chauffeur de taxi de Bourg-lès-Valence. Son festival annuel, L’Équipée, attire 12 000 à 14 000 spectateurs en vingt-quatre heures. Et ses films laissent tous des traces. Pourtant, le succès n’est pas au rendez-vous. Ou plutôt, il ne l’est plus : la Prophétie des grenouilles (2003), premier long métrage de Jacques-Rémy Girerd après des formats courts comme l’Enfant au grelot (1998), poursuit son triomphe jusqu’en Chine. Une vie de chat (2010) a été oscarisé en 2012.

« Mais, depuis, ça ne prend plus », souffle le réalisateur. Tante Hilda (2013) a fait un bide. Difficile à comprendre devant ce conte poético-burlesque –  « à la Reiser, dont Cabu aurait pu écrire la préface » – dénonciateur d’OGM. En 2010, Jacques-Rémy Girerd signait Ma Petite Planète chérie, ensemble de neuf histoires thématiques. « Ça me poursuit, l’écologie », résume-t-il. Il habite une maison en paille avec des toilettes sèches. C’est « sur un malentendu » que le fondateur de Folimage est venu au film d’animation. Étudiant en école d’art, il avait emprunté la caméra de son père pour filmer l’évolution, image par image, d’une de ses sculptures. Le film monté a fait un tabac tel qu’il lui a fallu en réaliser d’autres, réunir des copains, monter une équipe pour se retrouver, en quelques années, catapulté chef d’entreprise, lui qui se rêvait en artiste bohème dans son atelier. Pour animer le festival et « associer les gens » à l’activité de Folimage, Jacques-Rémy Girerd a même appris à jouer du violon avec des gants, il s’est déguisé en cochon, a porté un tutu   : « Je passais trois mois à répéter ! » Folimage est connu. Apprécié. Mais tire la langue. « Je ne sais pas si on pourra refaire un film. » Un long métrage Folimage, c’est 4 millions d’euros. « 20 ou 30   fois moins qu’un film Pixar. Et, ici, chacun est son propre superviseur. » Chaque année, il pense que c’est la dernière. Et puis une autre commence. Après les dessins animés états-uniens, «  on est un second choix, et encore, pour ceux qui peuvent se permettre plusieurs sorties au cinéma en famille dans le même mois  ». Autre explication : « Les spectateurs ne sont plus friands d ’esthétiques différentes. Ils ont pris l’habitude des dessins des grands studios. Ils veulent voir des images de synthèse, de la 3D. En outre, nous ne produisons pas de séries au cinéma. À chaque long métrage, on repart de zéro, en privilégiant l’originalité du graphisme. »

Les élèves de la Poudrière peuvent en témoigner. Ce jour-là, les deux classes de cette école européenne du film d’animation, la première du genre, fondée par Jacques-Rémy Gired en 1999, achèvent des films de 30 et 60 secondes avec un cahier des charges à respecter. Sur leurs écrans, s’animent des univers très personnels : ici, les contours noirs d’une souris se déplacent sur un décor pastel. Là, une étudiante montre son animation à partir de papiers découpés photographiés. Au fond de la pièce, un étudiant fait entendre son dialogue entre un garçonnet et l’écho de la montagne… Ils sont dix-huit élèves – issus d’écoles d’art ou des professionnels revenant se former – à profiter de ce climat de cloître et de l’émulation environnante, même si seulement 5 % des intervenants viennent de Folimage. « L’idée, c’est d’apprendre par le faire, dans cette idée de compagnonnage chère à ce studio », souligne Annick Teninge, la directrice. Même écho au premier étage, où une équipe prépare ce qui assure la survie du studio avec les courts métrages (comme le récent Neige et les arbres magiques ) : les séries télé. Le prochain héros, qui fera son apparition sur Canal + en 2016, se nomme Mirou. «  C’est une loutre de mer, explique sa créatrice, Haruna Kishi. Comme je suis d’origine japonaise, elle évolue dans une nature qui rappelle les paysages nippons. Les autres animaux s’appellent Chauve-Souris, Raton-Laveur, Hérisson et Grenouille », ajoute-t-elle en affichant sur son écran la banque d’expressions et de sons permettant d’animer chaque personnage. Mirou ne parle pas : « Il fait des petits bruits… comme Pingu  ! », sourit Haruna Kishi en référence à cette star du film d’animation qui a réussi à inventer un langage. Chaque épisode de Mirou – cinq minutes – se conclut par une petite danse via laquelle il exprime sa joie d’avoir appris quelque chose. Quand son mouvement s’arrête, il éternue un poème que ses compagnons décryptent alors dans le ciel. Une métaphore à tiroirs.

Temps de lecture : 9 minutes