Sony Labou Tansi : Le révolté visionnaire

Encre, sueur, salive et sang réunit les textes d’intervention du grand écrivain congolais Sony Labou Tansi (1947-1995). Offensif et salvateur.

Christophe Kantcheff  • 2 décembre 2015 abonné·es
Sony Labou Tansi : Le révolté visionnaire
Encre, sueur, salive et sang , Sony Labou Tansi, avant-propos de Kossi Efoui, Seuil, 201 p., 17 euros.
© J.Choisnel

«Nous autres Africains ne voulons pas devenir un réservoir de terroristes et de désespérés »  ; « Vous autres Européens  […] avez largement promu l’injustice et, comme l’injustice est le moteur principal de la violence, vous avez promu le terrorisme, et la désespérance des peuples externes à l’Europe. » Ces phrases ont été écrites il y a plus de vingt ans par l’un des plus grands écrivains que le continent africain ait produits, le Congolais Sony Labou Tansi (1947-1995). Même si la mort, à 48 ans, l’a fauché prématurément, Sony Labou Tansi a eu le temps de publier six romans marquants, dont le prodigieux la Vie et demie  [^2], son tout premier, et huit pièces de théâtre.

Mais sa prolifique production poétique, aujourd’hui intégralement rassemblée [^3], restait encore inconnue, et l’on ne mesurait pas non plus la somme de ses textes d’intervention : entretiens, articles, lettres ouvertes ( « aux riches », à un coopérant, à François Mitterrand…). Ils sont réunis ici dans un volume explosif. Des paroles de « révolté », une qualité que Sony Labou Tansi avait revendiquée jusque sur sa carte de visite. Des propos visionnaires aussi, comme sur le terrorisme, qui résonnent aujourd’hui avec une troublante force. Mais pas seulement : il voit formidablement juste sur beaucoup d’autres sujets. Il développe notamment une vision du monde, qui ne déparerait pas en ces temps de COP 21, où la question écologique englobe l’économique et le géostratégique. Il dénonce la « civilisation de gaspillage » imposée par les « sociétés de consommation » et remet en cause un modèle de développement qui se révèle être un « programme de déshumanisation » sous les atours d’une « mission civilisatrice » ou d’ « assistance technique ». À terme, ce qu’on fait passer pour le progrès produira un « cosmocide ». Sony Labou Tansi n’est pas un Cassandre. Malgré un ton vif, sinon virulent, il ne se complaît pas dans un catastrophisme qui n’est jamais qu’une posture. « Votre gâchis coûte trop cher, écrit-il, il faut maintenant que vous mettiez toutes les énergies en marche pour l’arrêter. Et où trouver pareilles énergies sinon dans la rigueur des droits de la raison face aux raisons de la brutalité aveugle ? » L’écrivain peut être en colère, mais jamais nihiliste. Il trace des possibles, des propositions, dont il cerne scrupuleusement les limites. Exemple : son éloge de la différence n’a rien de naïf. « J’écris sans doute pour témoigner de ma différence, pour garantir celle-ci ; parce qu’elle est un enrichissement pour l’humanité  […] Bien gérée, la différence garantit l’harmonie, mal gérée, elle engendre le chauvinisme et conduit à l’aveuglement. »

Sony Labou Tansi n’entonne pas davantage l’antienne victimaire. L’Afrique est malmenée par le Nord, mais elle est aussi la championne des « partis uniques », des « monopoles politiques », « qui ont dû faire énormément de bien aux Africains, relève-t-il avec une ironie ravageuse – ce bien-là, hélas, reste moins visible que la corruption, la gabegie, les fusillades de lycéens et des contribuables ». Greta Rodriguez-Antoniotti, qui a établi l’édition de ces textes et en assure la présentation, évoque à juste titre Pasolini. Un Pasolini noir, ou « nègre », comme le dit Sony Labou Tansi lui-même, qui en aurait la rage et la passion de nommer, et qui exercerait sa lucidité avec la même intransigeance. Un homme qui parle à partir de lui-même (mais qui est « la petite somme de tous les hommes » ), c’est-à-dire de son corps, ou de sa « viande », et qui a l’humanité pour horizon. « La force de haïr ne coûte rien, c’est la preuve même qu’elle est faite pour les esprits grégaires », écrit-il. Encre, sueur, salive et sang est un bréviaire de résistance et de vie, un livre de combat et d’amour.

[^2]: Seuil, 1979, repris en « Points », n° 309.

[^3]: Sony Labou Tansi : Poèmes, édition critique coordonnée par Claire Riffard et Nicolas Martin-Granel, en collaboration avec Céline Gahungu, CNRS éditions, « Planète Libre », 1 240 p., 45 euros.

Littérature
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