Après les principes essentiels, occupons-nous des détails !

TRIBUNE. Le rapport de Robert Badinter sur le Code du travail ouvre la porte aux législateurs qui voudront tailler dans les principes qu’il énonce, met en garde Evelyne Serverin, Directeur de recherche émérite au CNRS.

Evelyne Serverin  • 26 janvier 2016
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Après les principes essentiels, occupons-nous des détails !
© Photo: CITIZENSIDE/GERARD BOTTINO / CITIZENSIDE.COM

Avec la remise au Premier ministre le 26 janvier 2016 par Robert Badinter des 61 propositions du « Comité chargé de définir les principes essentiels du droit du travail », se termine la parenthèse enchantée d’une démarche qui voulait asseoir le droit du travail sur un socle de principes. Malgré le clin d’œil aux « principes particulièrement nécessaires à notre temps », découverts dans le préambule de la constitution de 1946 par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 juillet 1971, le rapport n’énonce aucune règle nouvelle de valeur supérieure. Le rapporteur le reconnaît en introduction, précisant que le comité a travaillé « à droit constant », que les principes « doivent figurer dans un chapitre autonome placé en tête du code du travail », et « n’auront point à ce titre une valeur juridique supérieure aux autres dispositions ».

On pourrait néanmoins avoir une lecture optimiste de ce rapport, en considérant que ces principes constituent au moins une mise en garde à l’adresse des législateurs qui seraient tentés d’y porter atteinte. Il n’en n’est rien. La porte est au contraire ouverte aux législateurs présents et futurs pour tailler à leur guise dans l’épaisseur des principes : seize articles précisent que les principes seront fixés par la loi, deux autorisent des dérogations, deux autorisent des restrictions ou limitations justifiées, un autre réserve les abus…

Or nombre de ces articles sont actuellement la cible de réformes ou d’interprétations défavorables, qui risquent de vider les principes de leur contenu.

Quelques exemples.

L’article 13 énonce-t-il que « le contrat de travail est à durée indéterminée et qu’il ne peut être conclu pour une durée déterminée que dans les cas prévus par la loi »? Oui, mais sa portée dépend des conditions du recours au CDD, que la loi du 17 août 2015 vient précisément d’assouplir en portant à deux le nombre de renouvellements.

L’article 33 prévoit-il une durée normale du temps de travail fixée par la loi avec droit à compensation en cas de dépassement ? Oui, mais le projet de loi porté par la ministre du Travail prévoit d’abaisser la rémunération des heures supplémentaires en dessous des 10 %, et les conventions de forfait-jour par an, qui fixent une rémunération forfaitaire indépendante du nombre d’heures, pourraient être étendues aux petites et moyennes entreprises, même sans accord collectif.

Les articles 34 et 35 prévoient-ils des limites pour les durées quotidiennes et hebdomadaires du travail et une durée minimale de repos quotidien ? Oui, mais ces textes ne s’appliquent pas au forfait-jour, et le rapport Mettling sur le numérique propose d’étendre aux travailleurs de ce secteur les dérogations à la durée maximale et au temps de repos prévues par la directive sur le temps de travail.

L’article 56 dispose-t-il qu’en cas « de conflit de normes, la plus favorable s’applique aux salariés si la loi n’en dispose pas autrement » ? Oui, mais le rapport Combrexelle sur la négociation collective, le travail, et l’emploi, milite pour l’inversion des normes, au profit de l’accord d’entreprise, sans considération du principe de faveur.

L’article 57 prévoit-il que les clauses d’une convention ou d’un accord collectif s’appliquent aux contrats de travail, et que les stipulations plus favorables du contrat de travail prévalent si la loi n’en dispose pas autrement ? Oui, mais le même rapport Combrexelle propose que par dérogation aux dispositions de droit commun de l’article L.2254-1 du code du travail (qui prévoit le principe de faveur), les accords liés directement à l’emploi ne peuvent se voir opposer les stipulations contraires des contrats de travail, et que salarié qui refuse l’application de cet accord peut être licencié pour un motif économique.

Arrêtons-là : sur toutes ces questions, une loi peut parfaitement vider des principes de leur substance. Pour éviter d’être le spectateur impuissant de ce processus, il est urgent de quitter la sphère consensuelle des grands principes pour se décider à affronter le diable dans la construction des détails.

Temps de lecture : 4 minutes
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