BD : Elles bandent aussi !

Les créatrices de bande dessinée se mobilisent pour exister dans un monde majoritairement masculin.

Lena Bjurström  • 20 janvier 2016 abonné·es
BD : Elles bandent aussi !
© Illustration : Chantal Montellier

Ce 5 janvier, les créatrices de bande dessinée se sont réveillées avec une gueule de bois digne d’un lendemain d’élections régionales. En cause, la publication de la sélection du Grand Prix du Festival d’Angoulême, grand-messe annuelle de la BD. Trente hommes, aucune femme.

Oubli ? Mépris, répond le Collectif des créatrices de BD contre le sexisme, qui immédiatement appelle au boycott du Grand Prix, rappelant qu’en quarante-trois ans une seule femme a reçu ce prix. « Le concept du Grand Prix est de consacrer un auteur pour l’ensemble de son œuvre. Quand on regarde le palmarès, on constate que les artistes qui le composent témoignent d’une certaine maturité et d’un certain âge. Il y a malheureusement peu de femmes dans l’histoire de la bande dessinée, tente de justifier le délégué général du festival, Franck Bondoux, dans Le Monde. C’est une réalité. Si vous allez au Louvre, vous trouverez également assez peu d’artistes féminines. »

Un discours qui n’a fait qu’alimenter la polémique. « Vouloir […] nous faire avaler que les auteurs nominés sont des artistes qui “réalisent des créations depuis plusieurs décennies”, alors que plusieurs Grands Prix n’avaient pas encore atteint la quarantaine lors de leur élection, il y a de quoi se demander si on ne se fiche pas davantage de nous », réplique le Collectif des créatrices de BD contre le sexisme.

Pas une seule femme n’aurait donc créé, ces dernières décennies, une œuvre digne d’être récompensée ? Sur Twitter, les internautes publient des listes de noms de créatrices françaises et étrangères -internationalement reconnues pour leur travail. Entre-temps, Riad Sattouf et neuf autres nominés du Grand Prix demandent, par solidarité avec leurs consœurs, à ce que leur nom soit retiré de la liste. Le festival finira par annuler la sélection, laissant toute liberté au vote du Grand Prix. Une pirouette qui n’aura pas empêché la polémique d’enfler. Le petit monde de la BD serait-il encore un bastion misogyne et réactionnaire ?

Des histoires « de bonnes femmes »

Il y a quelques années, est apparue une nouvelle expression : la « BD girly ». Une invention marketing créée par des éditeurs désireux de s’emparer d’un « marché des lectrices » en leur proposant des « histoires de femmes ».

« Des autrices travaillaient selon un axe qui a été jugé “vendeur” par des éditeurs, qui en ont fait un “genre”, cloisonnant leur travail à l’intérieur d’une petite niche, explique Tanxxx. Plutôt qu’autrices, elles ont été considérées comme des filles qui racontaient leur vie, qu’on jugeait par ailleurs fort futile. »

Une invention éditoriale abondamment relayée par les médias, qui fatigue les créatrices. « Cette dénomination est une façon très réductrice d’aborder un travail d’écriture. Et je n’ai jamais constaté une mise en avant de travaux d’auteurs sous une étiquette “boyly”. Le masculin est neutre, le féminin serait féminin et constituerait un genre à part entière », dénonce Tanxxx. Une « sous-BD » que l’on peut orienter et peu payer. La créatrice a refusé de participer à un projet de magazine destiné à un public féminin lorsqu’elle s’est rendu compte qu’elle y serait moins payée « que dans le journal équivalent “neutre” » et qu’on voulait orienter son travail « pour le rendre “plus féminin” – des personnages avec des épaules moins carrées, des mains plus fines, des cheveux plus longs et bien évidemment des poitrines plus généreuses ».

Lisa Mandel, auteure [^1] et membre du Collectif des créatrices de BD contre le sexisme, veut remettre les choses au clair. « Le sexisme du milieu de la BD n’est que le reflet du sexisme de l’ensemble de la société. » Celui d’un monde d’hommes qui, certes, évolue vers davantage de parité, mais reste encore largement masculin. Une situation que la polémique d’Angoulême résume assez bien. « Au départ, je pense qu’il y a une maladresse, note Florence Cestac [^2], seule auteure à avoir été récompensée par ce prix. Ils ont tellement l’habitude d’être entre mecs, dans leur monde de mecs, qu’il ne leur vient pas à l’idée de se mettre à jour, de se rappeler que le monde a évolué et qu’il y a des femmes talentueuses qui pourraient tout autant prétendre à ce prix. » Car, en quelques décennies, le milieu de la bande dessinée a bien changé. « Quand j’ai commencé, nous étions très peu nombreuses, raconte la créatrice du Démon de midi. Il faut dire que ma génération de femmes n’a pas grandi avec des BD entre les mains. On considérait que c’était une lecture de garçons. Peu de femmes se dirigeaient donc vers cet art. » « Les femmes étaient plutôt cantonnées aux œuvres de jeunesse, ajoute Chantal Montellier [^3]. Je pense faire partie de la première génération de femmes qui, dans les années 1970, s’est lancée dans la bande dessinée pour adultes. »

Au fil des années, ces deux créatrices ont vu le public se féminiser et de plus en plus de femmes s’emparer de ce médium. Encore peu nombreuses – elles représenteraient 12,4 % des auteurs de BD selon le dernier rapport de l’Association des critiques de bande dessinée –, les femmes se sont taillé une place dans un univers que l’on disait de garçons et, pour Florence Cestac, les créateurs de BD ne sont plus les machistes d’antan. « Le monde a changé. Je pense que les auteures d’aujourd’hui ont moins de mal à être publiées », renchérit Chantal Montellier. Mais sont-elles véritablement mieux traitées ? Je ne le crois pas. La discrimination est toujours là, sous des formes peut-être légèrement différentes. » Comme dans le reste de la société.

« Le sexisme en BD est comme partout, il n’est pas possible de définir son point de départ précis puisqu’il s’immisce dans les recoins, c’est ce qui le rend difficile à combattre », note Tanxxx [^4]. Rares sont les auteures qui n’ont pas été ramenées, au moins une fois, à leur statut de femme plutôt qu’à leur travail créatif, comme si leur genre était leur seule particularité. Des éditeurs qui enferment les créatrices dans un type supposément féminin (voir encadré). Des salons ou des expositions voulant les réunir, si différents soient leurs travaux, sous prétexte qu’elles ont toutes « des seins et des ovaires », selon l’expression de Lisa Mandel. Des médias qui les interrogent sur « ce que ça fait d’être une femme dans la BD ».

Mais le problème, pour ces créatrices, c’est que la minorisation systématique de leurs travaux, plus facilement oubliés que ceux de leurs confrères, nécessite qu’elles s’emparent de leur genre pour dénoncer une situation inégalitaire. Pour Chantal Montellier, il n’y a pas le choix : « Les femmes doivent elles-mêmes se donner des instances de légitimation, sans attendre que ces messieurs veuillent bien les reconnaître. C’est le but du prix Artemisia, que j’ai fondé avec la créatrice Jeanne Puchol. » Depuis 2007, ce prix récompense chaque année l’ouvrage d’une auteure, distingué pour ses qualités par un jury paritaire. « Quand nous faisions remarquer au Festival d’Angoulême que rares étaient les femmes à y obtenir un prix, on se voyait répondre : “Que voulez-vous, elles sont peu nombreuses, elles produisent peu, il n’y a pas assez de bonnes choses…”. Il s’agissait donc de se donner les moyens de voir réellement ce qu’il en était de la production des créatrices. Chaque année, le prix Artemisia, qui est exigeant, n’a pas de difficulté à trouver une quinzaine d’albums pour sa sélection. Nous faisons la preuve que les femmes créent, avec talent. »

Un prix pour les femmes ? Florence Cestac est plus mitigée. « C’est bien que ce prix existe, il met en valeur le travail des auteures. Mais il y a un risque. : celui de séparer créateurs et créatrices indéfiniment, comme s’ils ne -faisaient pas le même travail. Pour moi, c’est en mixité qu’on parviendra à une véritable égalité. Plus les femmes seront présentes dans un monde d’hommes, des instances d’hommes, plus ceux-ci seront sensibles à cette question d’égalité. »

Pour Lisa Mandel, l’affaire du Grand Prix d’Angoulême a montré l’urgence d’imposer une plus grande mixité au sein des jurys de sélection. « Les créatrices de BD ne sont peut-être que 12,4 %, mais les femmes représentent la moitié de la population. De plus en plus de femmes lisent des bandes dessinées, de plus en plus en créent. Cette réalité, les jurys du festival ne la reflètent pas. »

Changer un monde d’hommes qui se coopte, sortir du cercle vicieux de l’assignation à son genre en revendiquant celui-ci : Lisa Mandel et Tanxxx sont sensibles à l’ironie. « Il y a un nœud inextricable à demander à être visible en tant que femme quand on rejette une reconnaissance uniquement par ce biais, note Tanxxx, mais je crois que c’est nécessaire, comme pour ce mot “autrice”, qui m’écorchait les oreilles il n’y a pas si longtemps. Je me suis obligée à l’utiliser systématiquement, et désormais, il me vient de façon naturelle. » La créatrice dit être partagée sur la question de la parité imposée : il est vexant de devoir faire appel à cet artifice. Mais celui-ci pourrait permettre, à terme, que les femmes ne soient plus distinguées pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles font. « L’égalité ne viendra pas toute seule. On nous a habitués à ne voir que des hommes, on peut changer le cours de cette habitude. »

[^1] Créatrice de HP (L’Association, 2009-2013) et de La Fabrique pornographique (avec Mathieu Trachman, 2016), parmi d’autres.

[^2] Auteure notamment du Démon de midi (Dargaud, 1996) et du Démon du soir (Dargaud, 2013).

[^3] Parmi ses albums : Andy Gang (Les humanoïdes associés, 1979), Reconstitution (Actes Sud-l’An 2, 2015).

[^4] Auteure notamment de Rock, Zombie ! (Les requins marteaux, 2005) et Velue (6 pieds sous terre, 2015).

Littérature
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