Réforme du Code du travail : la gauche lance une campagne « unitaire »

Syndicats, partis et associations répondent à la publication du rapport Badinter en lançant une contre-offensive contre la « dérégulation » du droit du travail. Décryptage.

Erwan Manac'h  • 26 janvier 2016
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Réforme du Code du travail : la gauche lance une campagne « unitaire »
© Photo : DOMINIQUE FAGET / AFP

Ils se préparent à une bagarre difficile, une bataille « de l’opinion », idéologique, nécessitant « un effort de pédagogie » et une présence partout sur le territoire. Au lendemain de la publication du rapport de Robert Badinter sur la réforme du Code du travail, plusieurs partis politiques (PG, PCF, PCOF, EELV, NPA et quelques socialistes), syndicats (FSU, Solidaires, CGT, Syndicat des avocats de France) et associations (Fondation Copernic) ont lancé mardi matin à Paris une campagne unitaire.

Nom de code : « CQFD », pour « ce Code qu’il faut défendre ». « Car ce n’est pas une réécriture, c’est une destruction », tranche d’entrée Gérard Filoche, socialiste et ancien inspecteur du travail.

L’ancien garde des Sceaux Robert Badinter publiait lundi matin 61 « principes essentiels » censés remettre le salarié au cœur du droit du travail. Il ne « formule [pas] de suggestion » et se contente d’égrener des droits, déjà présents pour certains dans la Constitution ou dans les grands textes fondamentaux.

Étape 1 : soigner les symboles

L’objectif de ce rapport – et le choix de la personnalité de Robert Badinter, pourtant novice en droit du travail, n’est pas anodin – était donc de rassurer à l’approche d’une réforme que Manuel Valls a lui-même qualifiée de « révolution ».

De façade, les « lignes rouges » que le gouvernement avait fixées sont donc sauves. La durée « normale » d’une semaine de travail n’est pas amendée, le CDI est réaffirmé comme une norme, sont inscrits noir sur blanc les principes de salaire minimum, l’égalité entre hommes et femmes, le droit de grève, l’interdiction de discrimination ou de harcèlement moral ou sexuel, etc.

Mais pour les membres du CQFD, le diable se cache dans les détails. « Si on reprend chacun des points, on s’aperçoit que sa rédaction est faite de façon vicieuse et perverse », s’alarme Gérard Filoche, pas du tout rassuré par les grands principes du rapport Badinter.

Voici pourquoi :

  • Ils renvoient à la loi, voire à des accords d’entreprise. Depuis 2011, Hollande et le gouvernement socialiste le martèlent, Manuel Valls l’a répété lundi : il faut « donner le plus de place possible à l’accord d’entreprise ». Plusieurs points du rapport Badinter renvoient aux « conditions prévues par la loi ». Loi qui doit justement être réecrite pour délimiter ce qui tombe dans le giron des négociations d’entreprises.

Il en va ainsi de la périodicité du versement des salaires, de la durée hebdomadaire du travail, de la durée du préavis avant licenciement, du reclassement des salariés lors des licenciements économiques, du travail de nuit ou encore des congés payés.

Les accords d’entreprises seront-ils prioritaires dans ces domaines essentiels ? Qu’adviendra-t-il des décennies de jurisprudence accumulées, face aux textes réglementaires nouveaux établis au sein des entreprises ? Les grands principes de Mr Badinter cachent potentiellement le pire, selon les organisations du CQFD.

  • Ils laissent une marge importante à l’interprétation. Le rapport parle par exemple de « durée raisonnable » pour la période d’essai (article 14) ou le préavis de licenciement, sans plus de précision.

  • Ils placent « le bon fonctionnement de l’entreprise » au même niveau que les droits fondamentaux. L’expression se trouve dans l’article 1er du rapport : « les libertés et droits fondamentaux » sont garantis, sauf si « des limitations sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ». Même précaution dans l’article 6 sur la laïcité, qui fige la « liberté de conviction, y compris religieuse ».

« Depuis quand le “bon fonctionnement de l’entreprise“ est à mettre au même niveau que les droits fondamentaux ? », s’étonne Judith Krivine, membre du syndicat des avocats de France.

Étape 2 : réécrire le Code du travail

Les 61 propositions de Robert Badinter doivent être inscrites en préambule du futur Code du travail, dont la réécriture commence autour d’une nouvelle « commission de refondation » et devra s’achever en 2017. Les véritables implications de la réforme sont donc à chercher dans ce que le rapport ne dit pas. Les multiples déclarations émanant du gouvernement préfigurent une réécriture profonde du droit du travail.

  • Faire primer les accords d’entreprise ? La «hierarchie des normes» est un principe fondamental du droit du travail. Il prévoit que le Code du travail prime sur les accords de branches ou d’entreprises lorsqu’ils sont moins avantageux pour le salarié. Ce principe de « faveur » donnée au texte le plus avantageux est repris dans les rapport Badinter (article 56) mais uniquement… « Si la loi n’en dispose pas autrement ».

Car des exceptions existent déja. Notamment les « accords de maintien dans l’emploi » qui prévoient depuis 2013 des baisses de salaire en échange d’une préservation des emplois. Dans son explication de texte, le 25 janvier, Manuel Valls esquisse une généralisation de ce type d’accords, toujours avec l’argument de l’emploi : « L’accord s’imposera au contrat de travail si l’emploi est en jeu ».

La réécriture du Code du travail devrait donc donner la primeur aux accords d’entreprise. C’est une révolution dans l’histoire sociale française, défendue depuis toujours par le patronat. « Le problème c’est qu’avec un taux de chômage aussi élevé, le rapport de forces est déséquilibré. Des conditions minimales seront décidées au niveau local alors que le salarié n’est pas en position de se défendre », prévient Sabina Issehnane, économiste du travail à l’université Rennes 2, jointe par téléphone.

« Il s’agit de redéfinir notre modèle économique et social, juge aussi Noël Dauce de la FSU. Les enjeux sont colossaux ». FO, qui ne fait pas partie du collectif CQFD, estime d’ailleurs que la hiérarchie des normes « n’est pas affirmée clairement malgré nos revendications».

François Hollande défend cette idée depuis 2011, lorsqu’il signait en tant que candidat à la primaire socialiste une tribune défendant le principe d’une « autonomie normative [des] partenaires sociaux », rappelle d’ailleurs Éric Coquerel, pour le Parti de gauche.

  • « Déverrouiller les 35 heures ». L’expression est de Manuel Valls. Il l’a répétée lundi en réception du rapport de Badinter. La durée légale restera inchangée. Le veritable débat concerne donc la majoration des heures supplémentaires. Payés 25 % de plus qu’une heure normale aujourd’hui (sauf exception), elles pouraient n’être majorées que de 10 % à l’avenir, si un accord d’entreprise en decide ainsi. La ministre du Travail a répété son attachement à un pallier de 10 %, tandis que le ministre de l’Économie poursuivait jusqu’à ce lundi un intense lobying pour que la majoration puisse décendre à 0 %. Le rapport Badinter a par ailleurs préféré l’expression assez vague de « compensation » (article 34), abandonnant le terme de « majoration ».

« On est sur un autre terrain. Une compensation n’est pas automatiquement un salaire. C’est une ligne rouge que Nicolas Sarkozy n’avait même pas franchie», s’inquiète Gérard Filoche. Manuel Valls annonce également que les entreprises pourront, par accord, moduler le temps de travail sur une durée supérieure à une année.

  • Se passer de l’accord des syndicats majoritaires. Les déclarations sont désormais claires. Le gouvernement prévoit que lors d’une négociation d’entreprise, un référendum pourra être convoqué par un syndicat minoritaire auprès des salariés lorsque les syndicats majoritaires refusent de le signer. Un moyen de contourner le pouvoir de blocage que les syndicats de salariés ont montré dans des négociations d’entreprise pour le travail du dimanche, comme à la Fnac.

  • Désarmer la justice prud’homale. Le plafonnement des indemnités prud’homales, présente dans la loi Macron, a été cassée en août par le Conseil Constitutionnel. Elle devrait resurgir, peut-être même avant la loi El Khomri sous forme de décret.

  • Un forfait jours pour les TPE sans accord collectif. L’annonce s’est glissée dans le discours de Manuel Valls. Les TPE et PME pourront « propos[er] un forfait jour aux salariés qui y consentent sans avoir à passer par un accord collectif ». Ce mode de calcul du temps de travail, ne comptant plus les heures, mais les jours, élargi à tous les salariés par Nicolas Sarkozy en 2008, nécessite aujourd’hui un accord préalable au sein de l’entreprise ou de la branche. C’est ce que veut contourner Manuel Valls.

Le Parti socialiste, par la voix de Bruno Le Roux son porte-parole de l’époque, dénonçait pourtant en 2008 « une offensive généralisée de détricotage des dispositifs réglementaires du travail » et n’avait pas de mots assez durs contre le forfait jour :

C’est la pressurisation des travailleurs, on le voit déjà avec certains exemples d’entreprises qui menacent de fermeture contre un accord. (…) C’est un vrai combat qui s’annonce (…) et nous le lançons avec une campagne d’opinion publique.

« Un arc unitaire »

Pour Gérard Filoche, ce texte présage un basculement historique :

Ce qui se passe aujourd’hui est une contre-révolution dans l’histoire du Code du travail. Après la catastrophe de Courrière, qui a fait 1099 morts en 1906, l’émotion a été telle que la décision a été prise de séparer le ministère de l’Économie du ministère du Travail, pour faire en sorte que le droit du travail cesse d’être dominé par les exigences de l’économie. Manuel Valls fait aujourd’hui le contraire en déclarant qu’il veut “adapter le droit du travail aux entreprises“.

Les organisations membres du CQFD se préparent donc à exposer leurs arguments et mobiliser leurs réseaux contre le « plan de communication » du gouvernement. Ils prévoient « des meetings unitaires » et « une campagne qui aura le même périmètre que la campagne contre la réforme des retraites », précise Willy Pelletier, de la Fondation Copernic. Et ce, sans attendre la publication de la loi. Car le texte doit être voté au début de l’été et la bataille de l’opinion est mal engagée : « Il faut faire comprendre que le Code du travail n’est pas “trop gros“. Tous les codes sont gros. Et ils le sont parce qu’ils prévoient toutes les règles de sécurité, les contrats spéciaux et toutes les dérogations introduites par les réformes successives », estime Judith Krivine.

La mobilisation devra être également positive, défend Olivier Dartigolle pour le PCF : « Nous devons appeler à la constitution de collectifs locaux et faire un effort de décryptage qui permette de faire remonter des propositions ». À commencer, estime-t-il, par un grand meeting unitaire le 9 mars, jour de présentation en Conseil des ministres de la loi El Khomri.

Pour le NPA, Olivier Besancenot se montre également déterminé :

Le gouvernement s’est payé un VRP de prestige pour faire passer une opération terrible : alléger le Code du travail pour le rendre moins protecteur.

Le texte doit être présenté au Conseil d’État lors de la première quinzaine de février pour un examen en Conseil des ministres le 9 mars.

Temps de lecture : 10 minutes
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