Séries TV : De l’imaginaire à l’opinion

Au-delà du divertissement, les séries alimentent notre réflexion, participent à notre compréhension du monde.

Lena Bjurström  • 27 janvier 2016 abonné·es
Séries TV : De l’imaginaire à l’opinion
© Photo : Occupied - Aksel Jermstad

Imaginez. Et si la Norvège, avec un gouvernement écologiste à sa tête, coupait le robinet du pétrole pour se concentrer sur l’exploitation d’un minerai miracle, fournissant une énergie propre ? Elle serait alors envahie par les Russes, avec l’aval de l’Union européenne. En découvrant la bande-annonce de l’excellente série norvégienne Occupied, plus d’un dignitaire russe s’est étranglé. Pour l’ambassadeur de Vladimir Poutine à Oslo, cette série perpétue « la pire tradition datant de la guerre froide, terrifiant les spectateurs norvégiens avec une menace non existante venue de l’Est ».

Outrage à la réalité ? Les producteurs n’ont cessé de le rappeler, Occupied n’est pas un exposé politique mais une fiction. Il n’est pas question ici de réalité. Pourtant, en s’indignant de l’image donnée de leur pays, les Russes ont pris acte d’un fait : les séries s’ancrent dans notre imaginaire, orientent le regard que nous portons sur la réalité. De plus en plus documentées, elles nous racontent le monde, alimentent nos réflexions et nos opinions.

« Depuis le début des années 1990, les séries, notamment américaines, ont pris un tournant presque “ethnographique”, note la chercheuse Sabine Chalvon-Demersay (1). Elles manifestent une attention documentaire qui a arrimé de manière de plus en plus serrée le dispositif fictionnel à la réalité sociale. » Il devient dès lors très difficile pour le spectateur de distinguer les éléments fictifs des détails véridiques. Il n’est certes pas dupe, mais ce miroir d’une réalité familière, si romanesque soit-il, donne à l’imaginaire des clés de compréhension du monde. Sabine Chalvon-Demersay se souvient ainsi de cette affirmation, lancée par un interviewé lors de l’une de ses enquêtes : « Tout ce que je sais de la politique, je l’ai appris par les séries. »

« Par le biais de la série Urgences_, les gens ont appris plein de choses sur l’univers médical. De la même manière, des séries politiques comme_ Borgen ou House of Cards transmettent une grammaire politique », explique la chercheuse. Pour elle, les séries sont devenues source d’apprentissage. Une exploration de pans de réalité inconnus où les personnages deviennent les guides des spectateurs.

« Les séries s’inscrivent sur un temps long. Les relations que l’on entretient avec les héros de séries télévisées sont donc très différentes des liens que l’on crée avec des personnages de cinéma. Les héros de série font partie de notre vie quotidienne, on les retrouve régulièrement. Ce sont des compagnons. » Des amis, des ennemis, des connaissances ou relations qui, dans leur univers si proche du nôtre, -affirment des opinions éminemment politiques. Pour Sabine Chalvon-Demersay, ils « passent des idées en contrebande ».

D’autant que ces idées, et les actes qui en découlent, prennent place dans une réalité tronquée pour les besoins du scénario. Parfois anodine – quelle fiction suivrait attentivement chaque passage du héros aux toilettes ? –, cette altération du réel interroge quand elle concerne des actes politiques comme la torture, d’une efficacité irréelle dans 24 h Chrono, ou la fin d’une grève, obtenue par la manipulation d’un seul leader syndical dans House of Cards.

« La fiction raconte le monde selon ses propres critères. Elle n’est tenue par aucun pacte d’authenticité », explique la chercheuse. Les séries ne décrivent pas le réel, elles le racontent. Et les visions qu’elles en donnent peuvent être manichéennes ou nuancées, les opinions des personnages magnifiques d’idéalisme ou abjectes de cynisme. « La fiction est libre. Tout est possible, et plus il y aura de regards et d’opinions différentes, plus la fiction donnera matière à réflexion », souligne Sabine -Chalvon-Demersay. Pour elle, on ne peut plus se contenter d’observer les séries comme des divertissements plus ou moins réussis. Il faut acter la place que leurs personnages ont désormais dans la fabrique des idées et des représentations, analyser leurs actes et opinions, en intégrant au débat les détails que la fiction n’a pas donnés à voir. Car, par le biais de notre imaginaire, les séries sont entrées dans la réalité.

(1) Auteure de l’article « Pour une responsabilité politique des héros de séries télévisées », Quaderni, n° 88, 2015.

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