Jacques Rivette, chercheur d’inconnu

Le réalisateur de La Belle Noiseuse et de Jeanne la Pucelle est mort à 87 ans. Il laisse une œuvre essentielle, qui a bousculé les normes du cinéma, et où les comédiennes occupent une place de choix.

Christophe Kantcheff  • 3 février 2016 abonné·es
Jacques Rivette, chercheur d’inconnu
© Photo : Moune Jamet/COLLECTION CHRISTOPHEL/AFP

À Serge Daney, dans le documentaire que Claire Denis a consacré à Jacques Rivette [^1], l’auteur de La Belle Noiseuse (1991) raconte qu’aux temps où il était critique aux Cahiers du cinéma, dans les années 1950 et 1960, sa plume acérée lui valait le surnom de Saint-Just. Le petit homme qui parle ainsi avec un large sourire, attablé dans un café, a été en effet, avec quelques autres – Truffaut (« notre Robespierre», dit Rivette), Godard ou Chabrol –, l’un des « jeunes turcs » des Cahiers qui ont bouleversé le regard que l’on portait sur le cinéma, puis révolutionné le cinéma lui-même en réalisant des films, fondant ainsi la -Nouvelle Vague.

C’est le plus discret d’entre eux qui vient de disparaître, le 29 janvier, à 87 ans, mais pas le moins important. Jacques Rivette laissa ses films se défendre seuls, sans les accompagner d’un discours qui aurait pu séduire et le mettre en lumière, n’utilisa aucune star garantissant les unes people, et sa vie en dehors du cinéma n’était connue de personne. Seul le scandale déclenché malgré lui par l’interdiction, en 1966, de La Religieuse, une adaptation libre et ascétique du roman de Diderot, le mit sous les feux d’une actualité tapageuse.

Jacques Rivette, né à Rouen en 1928, laisse une œuvre essentielle, qui n’est pas sans liens entre sa première phase, théorique, et la seconde, ses films. Par exemple, il fut un fervent défenseur de la notion d’« éthique du regard », cette idée cardinale selon laquelle la mise en scène est affaire de morale. Notamment à travers un article publié en 1961 dans Les Cahiers du cinéma, « De l’abjection », attaque virulente contre Kapo, de Gillo Pontecorvo, un film de fiction au parti pris réaliste se déroulant dans un camp de concentration. «Pour de multiples raisons, écrit-il, le réalisme absolu ou ce qui peut en tenir lieu au cinéma est ici impossible; toute tentative dans cette direction est nécessairement inachevée (“donc immorale”), tout essai de reconstitution ou de maquillage dérisoire et grotesque, toute approche traditionnelle du “spectacle” relève du voyeurisme et de la pornographie. »*

On retrouve chez le cinéaste la question éthique dans sa prévention à ne pas découper les plans pour ne pas fractionner le corps des acteurs, son cinéma excluant les gros plans. Mais aussi dans cette conviction que chaque film a une logique organique propre, qu’il faut laisser se développer avec la plus grande fécondité possible. D’où ce surprenant continuum, chez Jacques Rivette, qui va de ses positions morales sur le regard et la mise en scène à sa profonde liberté artistique.

Ainsi, dès son premier long métrage, Paris est à nous (1961), comme avec L’Amour fou (1968) ou Céline et Julie vont en bateau (1974) – des films qui durent plusieurs heures, mais pas autant que Out One : Noli me tangere (1970), ressorti récemment en DVD dans sa version intégrale de 12 h 30 ! –, Jacques Rivette expérimente des formes, des manières d’élaborer un film sans préparation lourde, en particulier en inventant le scénario au jour le jour, ou encore une responsabilité accrue confiée aux comédiens sur le devenir de leur personnage.

Aux comédiennes, plus exactement. Elles sont nombreuses à avoir travaillé avec un cinéaste qui avait le goût du féminin, et certaines à plusieurs reprises : Juliet Berto, Jane Birkin, Emmanuelle Béart, Sandrine Bonnaire, Laurence Côte, Jeanne Balibar, et bien sûr la plus fidèle, Bulle Ogier, qui, avec sa fille, Pascale Ogier, compose un duo inoubliable dans Le Pont du Nord (1981).

Dans ce film, une femme sortant de prison et une Don Quichotte à mobylette sont aux prises avec « la bande des Max » dans les marges d’un Paris en travaux. Plus que le fantastique, Jacques Rivette appréciait les intrigues à complots et à sociétés parallèles. D’où son goût pour Balzac. Il s’est notamment inspiré de L’Histoire des Treize pour Out One et a adapté avec rigueur La Duchesse de Langeais dans le très vibrant Ne touchez pas la hache (2007).

Mais Balzac n’est pourtant pas l’écrivain auquel on pense le plus à propos de Jacques Rivette. Avec Resnais, il est sans aucun doute celui qui a été le plus en phase avec l’autre mouvement artistique en parallèle à la Nouvelle Vague : le Nouveau Roman. Quand Jacques Rivette déclarait que « le metteur en scène, ce pur cinéaste, est quelqu’un qui n’a pas de sujet, qui n’en veut pas, qui s’en défie », il confirmait s’inscrire dans le même élan exigeant de modernité que, tout au long de sa vie, il n’a jamais abandonné.

[^1] Jacques Rivette, le veilleur, de Claire Denis, réalisé en 1990 dans la collection «Cinéastes de notre temps ».

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