« On veut vivre de notre métier »

Alors que le monde agricole s’enlise dans un marasme sans précédent, de jeunes agriculteurs se mobilisent pour résister à l’emprise des industriels et des grandes surfaces. reportage dans une ferme familiale en Mayenne.

Vanina Delmas  • 24 février 2016 abonné·es
« On veut vivre de notre métier »
© Photo : JEAN-FRANCOIS MONIER/AFP

«Un dicton du coin dit qu’il faut s’installer pendant une crise. » Serge, le patriarche de la ferme, se raccroche à ce qu’il peut pour garder l’espoir entre ses murs. Une philosophie bienvenue car, d’ici à trois ans, l’exploitation familiale sera aux mains de la nouvelle génération. Simon, le fils, arrive officiellement début avril, et François, le neveu, s’est installé à leurs côtés il y a quatre ans. Une tradition pour la ferme de La Louvellière. « Le premier bâtiment en pierre de la maison date de l’arrière-grand-père qui élevait des juments », raconte Simon, qui, après une expérience de charpentier, a décidé de revenir à la ferme.

Chaque génération a mis la main à la pâte pour agrandir, développer et moderniser l’exploitation laitière. Une extension de l’étable est déjà prévue pour augmenter doucement le nombre de bêtes. « Nous avons 230 animaux, dont 95 vaches laitières, toutes de race normande », explique Simon. Les vaches marron et blanc se reposent au chaud, chacune dans sa logette garnie de foin, en attendant l’heure de la prochaine traite. Si les éleveurs ont choisi la race normande, c’est par souci de qualité ; même si les bêtes produisent moins, la richesse en protéines est incomparable, le lait mieux valorisé. En théorie au moins. Car la ferme se situe à Pré-en-Pail, une petite commune au nord de la Mayenne, et non en Normandie. Cinq petits kilomètres la séparent du label AOC, sésame indispensable pour gagner quelques centimes sur chaque litre de lait. « Il faut bien fixer des limites », lance -François, sans se départir de son optimisme. Une remarque anodine qui ramène immédiatement la conversation sur le prix du lait, le véritable cheval de bataille de ces jeunes agriculteurs.

À l’abri du froid hivernal qui s’abat soudainement sur la campagne mayennaise, ils racontent leur engagement avec simplicité. Ils ont rejoint les rangs des Jeunes agriculteurs du canton il y a deux ans, pour recréer une dynamique et un lien avec la population. À leur échelle, c’est plutôt l’aspect associatif qui prime, mais le versant syndical de l’organisation leur permet de rester informés, en alerte. Les magazines spécialisés ouverts sur la table de la salle à manger justifient les inquiétudes. Toutes les courbes sont en chute libre. « Nous sommes bien conscients que le monde agricole a toujours connu des hauts et des bas. Il y a une crise tous les six ou dix ans, mais celle-ci est vraiment profonde », insiste Simon.

pression sur les industriels

Du haut de son quart de siècle à peine révolu, le jeune homme au regard bleu perçant pourrait sembler désabusé, mais son sourire en coin à chaque remarque montre sa détermination à défendre son métier et à ne pas se laisser duper par le système. Lui et ses collègues tentent au mieux de s’adapter aux nouvelles règles imposées chaque année, mais ne pas pouvoir vivre décemment de leur activité les révolte. La parlotte n’est pas leur fort, leur colère s’exprime plutôt en actes. La semaine passée, ils ont consacré quatre jours aux réunions, aux déplacements à Laval et aux mobilisations pour « maintenir la pression ». Les Super U et Leader Price du coin ont reçu leur quota de fumier et de pneus, tout comme la centrale d’achat alimentaire située près de La Gravelle, sur la route de Rennes.

Si le cours international du lait reste hors du champ d’action des jeunes agriculteurs, ils ne désespèrent pas d’inciter les industriels à prendre moins de marge. « On élève des génisses pendant trois ans, on met des cultures en place, on trait nos vaches, on passe douze heures par jour à produire du lait et on n’arrive pas à en vivre ! Les grandes surfaces le mettent en rayon et se font une marge de 20 % dessus, lâche François. Changer les politiques, les normes, redonner de la compétitivité à notre agriculture ne pourra pas se faire du jour au lendemain, mais nous avons besoin d’argent maintenant, et la seule influence que nous puissions avoir à notre niveau, c’est sur les industriels. »

concurrence européenne

À 27 ans, ce grand gaillard à la tignasse bouclée maîtrise tous les rouages de la politique agricole française et européenne qui ont conduit à cette crise « dont on ne voit pas le bout ». Devenir agriculteur trotte dans sa tête depuis l’enfance, alors il suit le parcours scolaire adéquat : lycée agricole, bac STAE (Sciences et technologies de l’agronomie et de l’environnement), BTS spécialisé dans la comptabilité et la gestion d’une -exploitation… Après un passage au service de remplacement et un stage de pré-installation, il devient associé de la ferme de son oncle. « Quand je suis arrivé, 1 000 litres de lait rapportaient 360 euros. Aujourd’hui, nous sommes à 270 euros, donc nous perdons près de 54 000 euros par an, calcule-t-il rapidement. Cela change complètement les règles du jeu. » Leur exploitation produit 600 000 litres de lait par an, acheté par la laiterie Agrial puis transmis à Lactalis, le premier groupe laitier et fromager mondial, implanté à Laval depuis 1933, pour en faire de l’emmental.

Avec la décision de mettre fin aux quotas laitiers dans l’UE en avril 2015, les prix ont continué leur dégringolade et la concurrence entre pays s’est intensifiée. L’Irlande, l’Allemagne et les pays de l’Est reviennent régulièrement dans la discussion et nourrissent l’amertume. « Une dizaine de citernes de lait venant de Belgique passent ici chaque jour pour approvisionner les laiteries du coin alors que nous sommes déjà en surproduction », constate le jeune agriculteur. La loi du marché au détriment du local. En juillet dernier, les producteurs ont cru être enfin entendus. Tous les acteurs de la filière lait s’étaient réunis en table ronde pour fixer les prix jusqu’à la fin de l’année. La décision collégiale était actée : le tarif ne pourrait pas tomber sous 340 euros les 1 000 litres. Une mini-victoire bien vite ternie par les autorités européennes, lesquelles ont dénoncé une entente illicite de commerce. Et la guerre des centimes a repris de plus belle.

Le stress économique permanent oblige à faire des choix draconiens pour survivre. François ne compte pas ses heures et gagne 2 000 euros par mois. La moitié de son salaire passe dans les parts sociales de l’exploitation qu’il a achetées, l’autre moitié sert à rembourser son emprunt immobilier et à payer les frais du quotidien. « Que les comptes de l’exploitation soient dans le rouge ou pas, on se verse nos salaires, précise Simon. On réagit ainsi parce que nous sommes jeunes, mais je doute qu’un agriculteur de 40 ans agisse de la même façon. » Certes, les banques continuent à accorder des prêts à ces passionnés de la campagne, mais jusqu’à quand ?

Étranglement financier

Serge et Christine, les parents de Simon, prennent part à la conversation. Ils soutiennent activement la lutte des jeunes, car, avec le recul des années passées sur l’exploitation, ils perçoivent mieux que quiconque la dégradation économique de leur métier. « Jusqu’à présent, en Mayenne, nous avions un peu de tout : blé, vaches, taurillons… donc, quand un secteur allait mal, les autres compensaient. Aujourd’hui, nous sommes spécialisés en lait. Si la filière va mal, l’entreprise aussi, expliquent-ils d’une même voix. Et puis, avant, nous avions moins peur. Les agriculteurs ont une liberté, c’est certain, mais une liberté toute relative. » Ils pointent les délais administratifs interminables, l’inflation des normes en cascade dictées par l’Union européenne, mais surtout renforcée par les gouvernements français qui veulent « être plus blancs que blancs ». Couvrir la fumière, faire une fosse, puis deux, agrandir le bâtiment pour la stabulation des vaches… Dès que des travaux sont terminés, ils ne sont déjà plus aux normes. C’est rebelote, et il faut s’endetter encore.

Cet étranglement financier pèse sur le moral et la santé des agriculteurs, poussant certains à mettre fin à leurs jours. Selon -l’Observatoire national du suicide, les agriculteurs français ont un risque trois fois plus élevé que les cadres de décéder de cette façon, et les appels au numéro d’Agri’ écoute ont considérablement augmenté en 2015.

Sortir de l’impasse ?

Cette réalité dépasse les frontières de la France, et même les compétences de son ministre de l’Agriculture : « Il nous faut un ministre qui en ait un peu dans le gilet !, s’exclame François. Il doit aller chercher une majorité au niveau européen pour recréer une politique agricole de gestion des volumes et des prix. Pour le moment, à Bruxelles, ils ne voient rien. » Une analyse qui se vérifie. Stéphane Le Foll est revenu bredouille du Conseil agricole européen et a avoué sa peine à trouver des alliés. Tandis que Phil Hogan, le commissaire européen chargé de l’agriculture, a enfin reconnu les difficultés des exploitants français. Il faudra encore attendre le 14 mars, lors du prochain conseil des ministres de l’Agriculture à Bruxelles, pour entrevoir peut-être une sortie de l’impasse.

Les agriculteurs ne représentent plus que 3 % de la population active française. Ils ne s’attendent donc pas à ce que les politiques viennent à leur secours à des fins électoralistes. Une impression tenace que la société entière les délaisse, que les politiques ne les respectent pas et que leurs promesses de solidarité ne sont que du vent. « À l’époque, on disait qu’un agriculteur qui s’installe, ce sont sept emplois créés », explique Serge. « On peut aussi dire qu’un agriculteur qui part, ce sont sept chômeurs supplémentaires », reprend François, les idées bien ancrées dans son siècle. Leur jeunesse empêche la lassitude de s’immiscer dans leur quotidien. Seuls le ras-le-bol et une colère froide transparaissent par moments. « Si les agriculteurs ne sont plus là, les laiteries et les abattoirs disparaissent. Les magasins pourront toujours trouver leurs produits dans d’autres pays, mais plus personne n’aura les moyens de les acheter ; leurs clients seront partis ou au chômage, assène François. Les industriels doivent prendre conscience que l’agriculture permet à tout le monde rural de rester debout. »

Temps de lecture : 9 minutes