Animaux, la souffrance au menu

Une nouvelle vidéo tournée à l’intérieur d’un abattoir relance le débat sur le bien-être animal. La prise de conscience de l’opinion, si elle est encore marginale, gagne du terrain.

Vanina Delmas  • 6 avril 2016 abonné·es
Animaux, la souffrance au menu
© FRED TANNEAU/AFP

Le choc des images est indéniable. Qu’il s’agisse de veaux, de poulets, d’oies ou de moutons, chaque vidéo révélant les pratiques des abattoirs provoque instantanément un séisme. En six mois, l’association L214 [1] a infiltré trois abattoirs pour dévoiler les traitements infligés aux animaux quelques secondes avant leur dernier souffle.

Après Alès et Le Vigan (Gard), un établissement – certifié bio et Label rouge – de -Mauléon-Licharre, au Pays basque, est désormais pointé du doigt. Des agneaux et des bovins se retrouvent suspendus encore conscients aux crochets, malgré les précautions d’étourdissement prises.

« Ces pratiques sont plutôt habituelles et les dysfonctionnements fréquents. Les services vétérinaires tirent régulièrement le signal d’alarme, précise Brigitte Gothière, cofondatrice et porte-parole de L214. Parler de bien-être animal dans un abattoir est par définition un non-sens, car on demande aux employés de tuer des animaux à notre place mais avec empathie, ce qui est impossible. »

Après la révélation de ce nouveau cas, le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, a ordonné aux préfets de procéder à des inspections spécifiques sur la protection animale dans l’ensemble des abattoirs de boucherie, et ce dans un délai d’un mois. Il a également annoncé « qu’un salarié référent de la protection animale devra désormais être présent dans tous les abattoirs de France, quelle que soit leur taille ».

Même si le travail fourni par les associations pour réveiller l’opinion publique semble porter ses fruits, il est nécessaire que tous les secteurs concernés s’impliquent. En juillet 2012, treize scientifiques de renom ont signé la déclaration de Cambridge, un manifeste concluant que « les humains ne sont pas les seuls à posséder les substrats neurologiques qui produisent la conscience. Les animaux non humains, soit tous les mammifères, les oiseaux et de nombreuses autres créatures, comme les poulpes, possèdent aussi ces substrats ».

Plus récemment, des chercheurs autrichiens ont démontré la souffrance ressentie par des veaux séparés précocement de leur mère, une pratique répandue dans l’élevage industriel. La douleur, l’angoisse et la détresse ne sont plus l’apanage de l’homme.

La vivacité des débats sur la souffrance animale est ancestrale. Dans la Grèce antique, Plutarque s’interrogeait déjà sur les bienfaits de l’alimentation carnée. « Nous, civilisés, nous qui vivons sur une terre cultivée, riche, abondante, nous n’avons aucune raison de tuer pour manger », écrit-il dans son Traité sur les animaux. « Le débat était déjà conceptuellement construit, avec des camps qui s’opposaient. Et, tout au long des siècles qui ont suivi, il y a toujours eu des voix pour s’emparer de la question animale, notamment de la part de ceux qui défendaient les plus faibles, comme Louise Michel ou Victor Hugo », indique Florence Burgat [2], philosophe et directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Le spécisme, c’est-à-dire la discrimination fondée sur l’espèce, est combattu depuis les années 1970, en vue de déconstruire cette tendance à l’anthropocentrisme.

Le mouvement de la décroissance, les inquiétudes écologiques et les divers scandales alimentaires, tel celui de la viande de cheval dans les lasagnes, interpellent le consommateur. Mais ce sont la santé et la survie de l’homme qui restent au cœur des préoccupations. « Et l’obstacle le plus difficile à surmonter est de demander à chacun d’entre nous de se priver d’une chose qu’il aime sans être gratifié d’un quelconque bénéfice », souligne la philosophe.

Se soucier du bien-être animal incite en effet à faire le lien avec son assiette et à s’interroger sur son rapport à la nourriture. Selon les derniers chiffres publiés par l’établissement public France AgriMer, les Français ont consommé en moyenne 86 kg de viande par an en 2014, soit deux fois plus que la génération de leurs grands-parents. Quant aux végétariens et aux vegans, même si leur nombre est en augmentation, notamment chez les jeunes, ils ne représenteraient encore que 2 à 3 % de la population.

Les mentalités évoluent doucement, et seule une petite frange de la population se sent concernée pour le moment. D’autant que la législation n’aide guère à y voir clair. « En droit français, l’animal est tantôt assimilé à un “bien meuble”, tantôt à un “bien immeuble”, selon le texte auquel on se réfère, explique Alexandre Faro, avocat spécialiste en droit de l’environnement. Un chat ou un chien est associé à un bien meuble, car il est “autonome”, mais une poule rattachée à une exploitation agricole est un bien immeuble, un accessoire de la ferme. » Depuis janvier 2015, l’animal est reconnu comme un « être vivant doué de sensibilité » dans le code civil français, en lieu et place d’un simple « bien meuble », mais cette sensibilité était déjà reconnue dans le code rural depuis 1976 et dans le droit européen depuis 1997, avec le protocole d’Amsterdam. À l’opposé de « l’animal-machine » prôné par Descartes. « L’animal n’est encore qu’un objet, poursuit cependant l’avocat. La vraie preuve de modernité serait qu’il devienne un sujet de droit. »

Pour en arriver là, passage obligé par la case politique. D’ailleurs, l’association L214 alimente régulièrement son observatoire Politique & Animaux avec les phrases de personnalités politiques françaises. Les œillères des parlementaires se fissurent doucement, mais discrètement. Un groupe d’étude sur la protection animale existe depuis 2008 à l’Assemblée nationale, mais qui le connaît ? Pourtant, ces parlementaires marginaux sont de tous partis et bataillent férocement depuis des années pour accorder un vrai statut à l’animal, arrêter les corridas et mieux contrôler les pratiques dans les abattoirs.

« Animal “doué de sensibilité” ou pas, nous voyons toujours les mêmes images de maltraitance et aucune sanction n’est possible, s’insurge Geneviève Gaillard, députée socialiste à l’origine de ce groupe d’études. Les lobbys ne veulent même pas en discuter, car ils craignent qu’on interdise leurs pratiques habituelles, alors que des propositions de loi permettraient d’avoir des pratiques plus convenables. » Mis en cause : les lobbys de la chasse et de l’agriculture. Sans parler de ceux liés au commerce des animaux domestiques ou utiles à l’expérimentation scientifique…

Malgré tout, l’optimisme de Me Faro est inaltérable : « Il y a toujours eu des affaires liées à la maltraitance des animaux, notamment contre les corridas, mais je constate un nouveau mouvement de refus de la captivité des animaux, que ce soit dans les zoos ou les delphinariums. Les gens ne veulent plus cautionner ces spectacles sans se poser de questions. » Ainsi, l’association internationale Sea Shepherd poursuit le Marineland d’Antibes, le plus grand parc marin d’Europe, devant le tribunal correctionnel pour maltraitance animale, en lien avec la gestion des inondations d’octobre 2015. Le parc était déjà visé par une enquête préliminaire après la plainte de trois associations françaises pour actes de cruauté envers les animaux.

Preuve de cet engagement nouveau, le Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique (Ceere) de Strasbourg a ouvert en septembre 2015 un master « éthique et sociétés » avec une spécialisation « animal : science, droit et éthique ». Utopie pour certains, réalisme pour d’autres, réfléchir au bien-être animal conduit finalement à s’interroger sur les rapports humains. « Je pense qu’une communauté ne se crée pas autour du sacrifice, qu’il soit humain ou animal, conclut Florence Burgat. Une humanité qui en aurait fini avec les abattoirs ne valoriserait plus la violence comme elle le fait actuellement. »

Écologie
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