Annie Ernaux : « La honte est un sentiment révolutionnaire »

L’écrivain explique ici comment elle a écrit au « présent antérieur » un épisode capital de son existence. Et montre en quoi l’écriture est source de découvertes.

Christophe Kantcheff  • 6 avril 2016 abonné·es
Annie Ernaux : « La honte est un sentiment révolutionnaire »
© Maurice ROUGEMONT/Opale/Leemage

« Ces deux années, 58-60, m’ont rendue écrivain », a noté Annie Ernaux dans son journal, en 1988 [1]. C’est dire si cette époque a été déterminante alors qu’elle n’avait, jusqu’ici, jamais été au cœur d’un de ses livres, sinon dans un roman des débuts, un genre qu’Annie Ernaux a abandonné depuis longtemps. Ce livre, Mémoire de fille, est donc essentiel dans son œuvre.

Annie Ernaux nous a reçu chez elle, dans cette maison de Cergy qu’elle a souvent décrite. Elle répond aux questions sur son livre sans discours préétabli, en prenant le temps nécessaire, et ne recule devant aucune de celles qui portent sur aujourd’hui. Alors que son œuvre singulière s’affirme comme l’une des plus nécessaires, Annie Ernaux est aussi notre contemporaine capitale.

Le livre aborde un moment de votre vie, entre l’été 1958 et l’été 1960, qui a été crucial. Quel est-il ?

Annie Ernaux : D’un seul coup, c’est le monde qui s’ouvre, à travers un événement sexuel singulier, tout ce qu’il y a de plus personnel. Cet événement consiste à se retrouver pour la première fois nue avec un homme nu, à 17 ans et demi, dans un lit. C’est sans doute d’une banalité déconcertante. Tout dépend de la manière dont on le vit et de quelle histoire on est issu. Pour moi, cet événement est un point nodal qui m’a poursuivie pendant cinquante ans.

Je parle du monde qui s’ouvre car, à travers les corps, le rapport de soi avec l’Autre devient soudain tangible. C’est extrêmement brutal. Cette brutalité s’explique aussi parce qu’à cette époque je n’étais jamais sortie de mon trou, je n’étais jamais sortie d’Yvetot, sinon pour me rendre au Havre ou à Rouen. Une fois par an, j’allais avec ma famille à Lisieux. Et j’avais fait un voyage à Lourdes avec mon père, dont j’ai parlé dans La Honte. Lisieux et Lourdes sont des villes qui indiquent bien mon monde d’origine : catholique et populaire. Cette fille, Annie Duchesne – mon nom de jeune fille –, qui a été moi, aspirait à la liberté. D’un seul coup, elle s’est trouvée hors de son milieu. Ce qui arrive, elle le ressent mais elle ne le pense pas au moment où elle le vit.

Pourquoi avoir attendu autant de temps pour écrire sur cet épisode ?

J’ai eu longtemps le désir d’écrire sur cette période. J’ai fait plusieurs tentatives qui n’ont pas abouti. Je me heurtais, plus que d’habitude, à une forme d’effroi. Je voulais aussi ne pas faire d’Annie Duchesne une victime. Elle consent à tout, à la brutalité du garçon au lit, à l’humiliation que lui font subir les autres ensuite. En réalité, elle n’a pas conscience de la manière dont on la traite. Dans la colonie de vacances où elle est monitrice, elle se retrouve dans un lit avec un homme parce qu’il est un peu plus âgé et parce qu’il a le prestige d’être le chef des moniteurs. Très vite, elle est perdue, désespérée. Elle va de garçon en garçon mais toujours en préservant sa virginité et emplie d’un amour fou pour le premier. Donc, c’est aussi l’histoire d’un imaginaire de fille nourri par la mythologie de l’amour de l’époque. Comment dire cela ? Comment dire cela bien après la révolution sexuelle ?

Comment, aussi, expliquer une autre étape : le fait de vouloir se rendre admirable, vouloir retrouver cet homme et l’éblouir par sa beauté, ses habits et aussi son savoir, et comment tout cela devient en fait un but en soi, un idéal qui l’éloigne de celui qu’elle « aime » ? C’était donc très compliqué à écrire, sinon sous la forme d’un récit autobiographique classique. Mais, dès lors, la trahison est certaine.

Vous aviez cependant abordé ces années dans un de vos premiers livres, Ce qu’ils disent ou rien

Oui, sous forme de roman. C’est « lissé ». Ce qu’ils disent ou rien est un récit avec un personnage, Anne. Ce n’est pas Annie D. ou Annie Duchesne. Il y a des échos avec Mémoire de fille, mais au fond cela n’a rien à voir. Mémoire de fille est une recherche, une tentative de faire exister en démêlant tout ce qui s’est passé. Ce n’est pas l’histoire qui compte. On peut la résumer très vite. Ce qui est important, c’est : qu’est-ce qu’il y a là qui se dit du sexe et de la société ? Cela se passe dans un certain milieu, une certaine année, avec des règles concernant les filles en particulier, mais aussi les garçons. Il y a l’hégémonie masculine, et cette grande valeur pour les filles à l’époque : la virginité.

Comment définir la relation qui s’est instaurée pendant l’écriture du livre entre Annie D. et vous aujourd’hui ?

La phrase de Supertramp que j’ai mise en épigraphe : « I know it sounds absurd but please tell me who I am » (« Je sais que cela paraît absurde, mais dites-moi qui je suis, s’il vous plaît »), c’est à moi-même que je l’adresse. Je suis entre celle qui écrit et celle qui est sous mes yeux, parfois en photo. Annie D. a une présence réelle, c’est-à-dire qu’elle produit des effets en moi : il suffit par exemple que je voie un film avec une fille paumée ou que je lise Le Bel Été de Pavese pour que je sois sous le coup d’une grande émotion. Mais je ne peux pas dire que je suis elle. C’est une question que pose l’écriture : est-ce qu’on peut dire « je » au passé ?

Ce qui est troublant c’est l’absence de frontière entre le présent et le passé. Vous parlez de « présent antérieur »

Oui, on peut passer du présent au passé sans coupure. On y est sans y être. Ce présent antérieur, je l’ai découvert en écrivant. Il y a beaucoup de choses que je n’aurais pas découvertes si je n’avais pas écrit. Il faut d’abord aller au bout de ce que l’on ressent. Puis trouver les mots. C’est seulement lors de cette étape que des choses peuvent se révéler.

Outre les passages entre le présent et le passé, le texte oscille aussi entre la -narration et son commentaire comme dans aucun autre de vos textes précédents. Pourquoi ?

L’écriture n’a jamais été simple pour moi. Mais, avec ce texte, j’ai eu l’impression d’avoir à vaincre sans arrêt les obstacles qui surgissent dès lors qu’on veut saisir et comprendre une réalité, loin de toute interprétation a priori. Ce défi de ramener au jour la fille de 58, de lutter, en somme, avec elle, avec son opacité, j’ai eu besoin de le consigner au fur et à mesure, cela fait partie de la vérité de l’écriture. D’où ce besoin que j’ai ressenti de mêler au récit une réflexion sur le processus d’écriture lui-même.

Quand Annie D. est humiliée, quand elle va de garçon en garçon pour se consoler, elle ne ressent pas de honte. Comment cela est-il possible alors que vous avez été élevée dans l’obéissance à la morale religieuse ?

Il y a eu un transfert. Pour elle, cet homme est le Dieu vivant. Nombre de religieuses parlent de Jésus comme de leur fiancé. Beaucoup d’écrits de saintes sont terriblement érotiques. À l’époque, je vais à la messe, je fais mes sacrements… Mais bientôt le réel va arriver, c’est-à-dire la société, par le biais des filles du lycée par exemple. « Le jugement des autres, c’est le jugement dernier », disait Pierre Bourdieu.

La honte gagne Annie D. rétrospectivement, grâce à l’étude de la philosophie au lycée. Comment cela se passe-t-il ?

De cours en cours de philosophie, Annie D. éprouve peu à peu la honte de ce qu’elle a vécu et la honte d’avoir accepté tout cela. Elle vit une sorte de rétablissement. Chez moi, la honte est un sentiment révolutionnaire. Parce que c’est un sentiment qui m’oblige à penser, à me transformer.

Simone de Beauvoir a alors joué un rôle essentiel sur vous…

Simone de Beauvoir a été une révélation, pour moi comme pour toute ma génération. Le Deuxième Sexe m’a appris à adopter une position et un comportement face à la domination masculine – un terme qu’elle n’emploie pas, d’ailleurs. Je n’étais toutefois pas d’accord avec le dégoût que le corps féminin inspire à Simone de Beauvoir, son dégoût des règles par exemple. Je n’éprouvais pas cela, comme je ne pensais pas que « la première fois, c’est toujours un viol », comme elle l’écrit.

La philosophie m’a donné de la force mais m’a aussi confortée dans l’idée qu’il fallait que je fasse quelque chose de bien pour le monde. Institutrice m’a paru le métier idéal, mais c’était une erreur totale d’orientation.

En même temps, la notion d’utilité ne vous est pas étrangère en tant qu’écrivain…

Pour moi, exister, c’est écrire. Je me suis dit que si j’avais, certes, vécu solitairement les choses, je pourrais trouver une forme qui libère du regard autocentré. C’est pourquoi je me tiens toujours à distance de moi-même dans mes textes. Comme s’il s’agissait d’une autre. Je pense qu’il y a un usage des livres. Je suis heureuse si un de mes livres, à travers une -émotion, peut permettre de se penser, de s’éprouver ou de se rappeler, et ainsi contribuer à une prise de conscience. L’écriture est pour moi l’activité la plus tournée vers le monde.

La « honte de fille », ou « honte sexuelle », pour reprendre vos termes, est différente de la honte sociale qui figure dans nombre de vos livres…

Oui, et la première s’ajoute à la seconde. C’est un handicap de plus d’être une fille issue d’un milieu populaire. De la même façon, la honte qu’on a pu ressentir en raison de son homosexualité s’ajoute à la honte sociale. Je ne sais pas si Édouard Louis en parle comme ça. Mais dans son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule [2], il me semble que c’est clair.

Êtes-vous attentive aujourd’hui aux préoccupations des féministes ?

Oui, toujours, d’autant plus qu’il n’y a pas qu’un féminisme, tant les luttes font rage à l’intérieur. Et je sais de quel côté je me situe. Je partage les positions de ce qu’on appelle, d’un mot un peu barbare, le féminisme intersectionnel. L’intersectionnalité prend en compte toutes les formes de contraintes qui pèsent sur les femmes, suivant qu’elles sont occidentales, blanches ou pas, d’origine prolétaire…

L’intersectionnalité s’oppose au féminisme dit hégémonique, que, dès les années 1970, j’ai ressenti comme étant le celui de femmes bourgeoises et blanches. Ce féminisme a été fondé sur un rejet. J’ai participé à la lutte pour le droit à la contraception et à l’avortement, mais je n’ai fait partie d’aucun mouvement type MLF. Des choses me gênaient fortement. Par exemple, la dénonciation systématique de la société patriarcale et des pères. Moi, j’avais un père qui n’était pas du tout comme ça, le matriarcat était assez répandu dans mon milieu, y compris dans ma famille. En 1981, j’ai publié un livre, La Femme gelée, que j’ai commencé en 1978. Il s’inscrit dans ce sentiment qu’il y avait une idéologie féministe qui ne tenait pas compte de la réalité. Il a suscité des réactions violentes. J’étais trop féministe pour certains, pas assez pour d’autres.

En revanche, je n’ai jamais mis en cause Simone de Beauvoir, parce qu’elle a eu un rôle de pionnière et parce que, dans plusieurs entretiens, elle a fait la part des choses. Aujourd’hui, je suis très opposée au féminisme à la façon d’Élisabeth Badinter. Je réprouve la bataille laïcarde. Je suis contre la loi contre le voile. Pourquoi interdire aux femmes de s’habiller comme elles le veulent ? Pourquoi imposer ? C’est le contraire de la liberté, d’un vrai féminisme.

Que faites-vous de l’argument selon lequel le port du voile, pour beaucoup de femmes, n’est pas un choix ?

Connaît-on la proportion des femmes qui choisissent de le porter et celles à qui on l’impose ? Et les femmes occidentales, sont-elles sûres d’avoir choisi tout ce qu’elles font ? Ces femmes qui ont l’arrogance de décider de qui est libre ou pas, le sont-elles elles-mêmes ? Sont-elles entièrement émancipées ?

Cela vous met en colère…

Oui. Je pense aux paroles d’une chanson d’Alain Souchon, Poulailler’s Song : « Dans les poulaillers d’acajou/Les belles basses-cours à bijoux/On entend la conversation/D’la volaille qui fait l’opinion. » Et ce qui gagne, dans « les poulaillers d’acajou », c’est l’islamo-phobie, la haine de l’autre. Depuis des années maintenant…

Ne vous sentez-vous pas un peu seule à défendre ces positions aujourd’hui sur la scène littéraire et médiatique ? Avez-vous des discussions avec des écrivains femmes avec lesquelles vous seriez en accord ?

Quand j’ai des discussions de ce type, je vois bien qu’il y a des réserves chez mes interlocutrices. Quant à la scène littéraire, j’ai été jurée au prix « Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes [3] ». J’ai donné ma démission il y a deux ans, parce que je ne pouvais me trouver à un jury auquel participait aussi Anne Zelensky, qui a été une contributrice importante du site laïcard et islamophobe Riposte laïque.

Le regard que vous portez sur la situation des femmes aujourd’hui reste cependant sans concession. On lit cette phrase dans Mémoire de fille : « Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme prêts à lui jeter la pierre. »

Oui, il y a ce que les femmes endurent tout autour de notre planète. Mais aussi tout près de chez nous, avec des moyens nouveaux qui ne font que perpétuer de très vieux modes de domination ou de persécution. Par exemple, je pense à tous ces garçons sur les réseaux sociaux qui accablent des filles, qui les harcèlent… Je cite un film mexicain, Después de Lucia, dont l’intrigue se rapproche de ce que j’évoque dans Mémoire de fille : une jeune fille fait l’amour avec un garçon, qui enregistre ce qu’ils font, et la vidéo se retrouve le lendemain sur Internet. La jeune fille est raillée, humiliée par toutes ses camarades. Quand je l’ai vu, ce film m’a bouleversée.

Dans un tout autre registre, quand vous revenez sur l’erreur d’orientation qu’a constituée pour vous l’École normale, vous relevez que la littérature traite très peu de ce moment, au début de la vie, où il faut choisir ce que l’on va faire…

Les thèmes de la crise de l’adolescence ou du premier amour bénéficient d’une littérature immense. Mais, pour ce qui est du choix d’un métier, il n’y a quasiment rien, contrairement à ce qu’on trouvait jadis dans la littérature prolétarienne. Alors que c’est à mes yeux ce qui engage le plus l’existence. Quand on s’aperçoit de son erreur, on voit la vie comme un tunnel dans lequel on s’est engagé sans savoir.

« Ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, c’est ce qu’on fait de ce qui arrive », écrivez-vous. Vous émettez là un précepte de vie, une parole de sagesse. De tels propos n’apparaissaient pas auparavant sous votre plume…

Dans la mesure où ces deux années sont d’une importance capitale dans ma vie, et que je les examine avec du recul et une propension à la généralité, les réflexions que j’en tire se transforment peut-être en préceptes. En l’occurrence, j’essaie de répondre à la question suivante : « Que peut-on faire de tels événements pour ne pas les subir ? » Si je ne formulais pas de telles réflexions précédemment, cela vient sans doute du fait que j’ai maintenant un certain âge, une certaine expérience. On change, tout simplement. Je ne crois pas à l’identité immuable. Je trouve même cette idée effrayante. Nous avons des identités multiples, au présent et dans le temps.

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