Marathon médical

Sylvain Maurice adapte pour la scène le best-seller de Maylis de Kerangal. Interprété par Vincent Dissez, son Réparez les vivants est un monologue épique entre ombre et lumière.

Anaïs Heluin  • 20 avril 2016 abonné·es
Marathon médical
© Elizabeth Carecchio

Lieu récurrent : l’hôpital. Durée : les vingt-quatre heures qui séparent la mort du jeune Simon Limbres, dans un accident de la route, de la greffe de son cœur à une femme atteinte de myocardie. Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal, a l’espace-temps de la tragédie classique. Sa cruauté et son inéluctabilité. Issu d’une citation du Platonov de Tchekhov – « Enterrer les morts et réparer les vivants » –, le titre du roman ramène à une autre époque du théâtre. Mais à du théâtre encore.

Ces signes, Sylvain Maurice, directeur du CDN de Sartrouville, les a reçus comme une invitation. Comme avant lui -Emmanuel Noblet, dont la création a été un des grands succès du Off du dernier Festival d’Avignon, il adapte le texte et le met en scène. Porté avec sobriété par le comédien Vincent Dissez et le musicien Joachim Latarjet, son Réparer les vivants est un hymne à la vie d’autant plus puissant qu’il évite toute séduction par les larmes.

Debout sur un tapis roulant, sous une structure noire et carrée, froide, le comédien en jean et baskets s’empare du lyrisme clinique de Maylis de Kerangal. Sans les incarner, il donne vie aux différents protagonistes du roman. À Simon, d’abord, amateur de surf de 19 ans. En quelques phrases pudiques, il dit l’accident de la route et le coma cérébral. La jeunesse envolée. Vincent Dissez court sur son tapis puis s’arrête. Court à nouveau jusqu’à essoufflement. On ne répare pas les vivants sans y laisser des forces. Le comédien ne ménage pas les siennes. La course l’implique dans l’histoire qu’il raconte : davantage qu’un simple narrateur omni-scient, il est un coureur de fond bouleversé par les obstacles qu’il rencontre en chemin. Un passeur de sentiments extrêmes. Un conteur équilibriste qui trébuche souvent sur un cri mais finit toujours par se redresser.

Comme le cœur de Simon Limbres, Vincent Dissez est dans un entre-deux matérialisé par le cadre noir qui avance et recule, telle une porte des morts indécise. Il n’est pas Simon ni ses proches. Pas plus que Thomas Rémige, infirmier coordonnateur des prélèvements d’organes, ni ses nombreux collègues médecins dont Réparer les vivants décrit des bribes d’existence.

Mais, si le comédien met à distance les sanglots des personnages, c’est de manière subtile. Au profit d’une douleur déjà tournée vers le futur. La détresse du père, par exemple, est un sprint sur musique électro et pulsations sourdes qui s’achève lorsque le souffle manque. Vincent Dissez ne s’attarde sur aucun personnage en particulier. Il court de l’un à l’autre. Les réunit dans sa foulée irrégulière. Installé au sommet de la partie fixe de la structure, Joachim Latarjet accompagne avec sa guitare électrique et son chant le marathon du comédien. Son singulier mélange de précision clinique et de lyrisme.

En supprimant bon nombre de digressions et plusieurs -protagonistes, Sylvain Maurice se concentre sur la dimension épique du roman. Linéaire, son récit dit les différentes étapes de l’opération médicale. Plus encore que sur la mort, ce choix met l’accent sur la solidarité nécessaire à la réussite du rituel d’adieu à Simon Limbres.

Fondus dans le corps fluet de Vincent Dissez et dans la pénombre du plateau, parents et membres du corps médical apparaissent comme les parties d’un tout. Sans gommer les critiques du milieu hospitalier qui traversent le texte original, le metteur en scène donne à entendre un -système qui fonctionne malgré tout. Son Réparer les vivants est ainsi fidèle à l’esprit de résistance de Maylis de Kerangal. À sa faculté à poétiser le réel le plus triste et injuste. Sylvain Maurice et ses deux interprètes n’ont guère besoin d’ajouter le moindre commentaire aux mots existants pour en faire une métaphore de ce qui agite aujourd’hui les places et les esprits.

Théâtre
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