Représenter l’impensable

Frédéric Cherbœuf adapte L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Une réussite.

Anaïs Heluin  • 6 avril 2016 abonné·es
Représenter l’impensable
© Serge Périchon

Lorsqu’il découvre l’affaire Romand en 1993, Emmanuel Carrère est fasciné. Il débute une enquête sur l’imposteur, finit par échanger avec lui une correspondance. Cinq ans plus tard, lorsqu’il parvient enfin à mettre en récit cette histoire, il entre en autofiction. Il se fait personnage troublé par son désir d’écrire sur un homme qui a menti pendant près de vingt ans en se faisant passer pour un médecin, avant de tuer son épouse, ses enfants et ses parents. Dans son adaptation théâtrale du livre (POL, 2000), Frédéric Cherbœuf met en abyme le geste de Carrère avec élégance et un sens aiguisé de l’hybride.

Dans son propre rôle, le metteur en scène ouvre la pièce par un dialogue avec le romancier, interprété par Vincent Berger, qui a participé à l’adaptation du texte et incarne aussi le meurtrier. Il formule son intérêt non seulement pour Romand, qu’il voit comme « une sorte de Woyzeck contemporain », mais aussi pour la manière dont l’auteur s’en est emparé. Puis il disparaît, laissant place à l’enquête littéraire d’Emmanuel Carrère et au procès du faux docteur.

Le roman était déjà traversé par une réflexion sur l’impossible reconstitution d’un réel aussi aberrant ; la pièce de Frédéric Cherbœuf l’est davantage encore. Elle interroge le jeu du comédien, sa capacité à faire chair d’un mystère existentiel caché derrière sang et mensonges. Les sept acteurs, qui pour la plupart prennent en charge plusieurs rôles, assument pleinement le caractère hétérogène du spectacle. Son mélange de scènes d’entretiens entre l’écrivain et les proches de Jean-Claude Romand, de monologues de l’auteur en proie à ses doutes et de soliloques du tueur. Le tout sur un plateau encombré de meubles au milieu desquels trône un piano, comme la possibilité du beau au cœur de l’horreur.

Théâtre
Temps de lecture : 2 minutes