« Tu te sens comme un déchet »

Sur l’île de Chios, en Grèce, plusieurs centaines de réfugiés attendent dans des conditions terribles d’être fixés sur leur sort. Reportage.

Angélique Kourounis  • 13 avril 2016 abonné·es
« Tu te sens comme un déchet »
© LOUISA GOULIAMAKI/AFP

Le port de Chios semble calme, ce dimanche, mais tout le monde est sur le qui-vive. Le ferry d’Erturk censé faire le trajet entre l’île grecque et les rives turques chargé de migrants expulsés n’a pas bougé depuis plusieurs jours, mais il est là, menaçant. Sa couleur rouge pompier est perçue comme une menace supplémentaire : «Je le vois devant moi et j’ai envie de me jeter à l’eau », lâche Naïm, une belle Syrienne. Elle serre son gilet élimé sur elle et regarde au loin. Comme beaucoup, elle est perdue. Elle ne sait plus quoi faire.

Depuis plusieurs jours, la police demande aux réfugiés de rentrer dans le camp de Vial, d’où ils se sont échappés, « mais quelle garantie ai-je qu’ils vont nous protéger des autres migrants qui nous ont attaqués ? », se demande Naïm. « Quand les affrontements ont -commencé, la police n’a rien fait pour les arrêter. » Elle ne se rappelle même pas pourquoi Syriens et Afghans en sont venus aux mains, « une histoire de nourriture insuffisante ou de femme qu’on embêtait », croit-elle se rappeler. Depuis, elle vit avec 300 à 400 autres Syriens sur la jetée de Chios. Sur le port, il n’y a ni douches ni toilettes, pas un seul coin d’ombre ni même un banc pour s’asseoir. La nuit, il fait froid et le vent pique les yeux. Le jour, dès 9 heures, c’est la chasse à l’ombre et à l’intimité. Le soleil tape dur et les draps qui préservaient de la brume du port deviennent des parasols improvisés.

Malgré ces conditions d’hygiène épouvantables, Naïm a trouvé la volonté d’assortir ses différents foulards et de se noircir les sourcils, savamment épilés. « Je suis réfugiée, d’accord, mais réfugiée coquette. Et cela nous permet de ne pas nous laisser aller. Entre femmes, on se rappelle nos vies d’avant. Quand on avait nos maisons, nos amies, nos vies. Maintenant… » Elle ne finit pas sa phrase, car elle ne sait pas vraiment ce que sa vie va devenir.

Le port de Chios est l’objet de toutes les rumeurs. Tous les matins, et surtout toutes les nuits, les militants associatifs redoutent une charge des forces anti-émeutes visant à l’évacuer. Peurs rendues d’autant plus concrètes que, jeudi soir, quelques centaines de membres ou sympathisants du parti néonazi Aube dorée ont défilé devant les réfugiés avec de grandes pancartes : « Stoppez l’islam ». La même scène s’est déroulée plus haut dans la ville, devant la mairie, où se tenait un conseil municipal débattant de la question des espaces publics occupés par les réfugiés. Là, des affrontements ont même éclaté entre pro et anti-réfugiés. Une situation que vit mal Naïm : « On ne veut pas créer de problèmes. C’est terrible de vouloir aller dans un pays où une partie des gens ne veut pas de toi. Tu te sens comme un déchet qui va de décharge en décharge. Mais ils seraient à notre place, ils auraient vécu ce que l’on a vécu, ils feraient la même chose. »

Mardi soir, la police a procédé au regroupement de ces réfugiés. Désormais, ils n’occupent plus que la moitié du port, et des grillages ont été installés pour les maintenir éloignés de l’endroit où les bateaux chargés de touristes accostent. Depuis l’arrivée massive de migrants sur l’île, les ferries touristiques ont été détournés sur le port de Mesta, de l’autre côté de l’île, de peur que les réfugiés les prennent d’assaut. Une vraie catastrophe pour les commerçants du port, qui ont vu leur chiffre d’affaires chuter. « Ce n’est pas une situation, ni pour nous ni pour eux », affirme madame Maria, 72 ans, qui tient d’une main de fer le Pizza Palace, ouvert 24 heures sur 24 sur le port. Néanmoins, elle refuse de condamner les réfugiés, qu’elle accueille de bon cœur dans son magasin. Chez elle, ils peuvent se laver discrètement dans les lavabos et charger leur téléphone ou user de son wifi : « Ils sont humains, comme nous, dit-elle. Un jour, on pourrait être à leur place, mais cette situation ne peut plus durer. »

Pourtant, la situation semble bien bloquée depuis le renvoi de 66 migrants de Chios, le 4 avril. C’est que l’on a appris que 13 d’entre eux avaient été renvoyés indûment, sans avoir pu au préalable déposer une demande d’asile. Un « incident » qui n’étonne qu’à moitié les fonctionnaires européens présents sur l’île pour surveiller l’application du traité du 20 mars, très décrié. Sous couvert d’anonymat, ils reconnaissent volontiers que les moyens engagés ne suffisent pas. Il n’y a, sur l’île, que cinq spécialistes pour mener les interrogatoires, recevoir les demandes d’asile et procéder aux vérifications d’usage. Sans parler des problèmes de traduction : « On manque d’interprètes. On mène les entretiens par téléphone ou Skype, mais une partie de notre matériel a été détruit lors des incidents au camp de Vial et toujours pas remplacé. On a pris beaucoup de retard et l’aide européenne promise tarde. »

Pour Yiannis, ambulancier militant, « les renvois doivent s’arrêter. Nos îles ont accueilli des millions de réfugiés, cela ne date pas d’hier. À commencer par les réfugiés grecs d’Asie mineure. Ces îles ont toujours été une terre d’asile et le resteront. Quoi qu’en dise le gouvernement soi-disant de gauche ». À côté de lui, Ayaz, 28 ans, réfugié syrien qui a trouvé, il y a un an, refuge en Allemagne, approuve. Il a fait le voyage en sens inverse avec des associatifs pour aider ses compatriotes. Il est dévasté. « Depuis que je suis arrivé ici et que j’ai vu ces gens, j’ai mal. Je suis passé par Chios, moi aussi, mais je ne m’y suis pas arrêté un jour. J’ai pu continuer mon voyage. Eux sont bloqués. C’est une grande prison. Toute la Grèce est une grande prison. C’est injuste. »

Yiannis, avec d’autres, essaie de convaincre les réfugiés d’aller « volontairement » au camp de Souda, à quelques kilomètres de là, « un camp ouvert et libre, précise-t-il, pas une prison ». Lorsque les frontières étaient encore ouvertes, ce camp n’était qu’un camp de transit, les gens arrivant de Turquie s’y reposaient quelques heures avant de prendre un bateau à destination du Pirée, première étape de la fameuse route des Balkans. Maintenant, c’est devenu un camp d’accueil « de presque longue durée », souligne Vassilis Ballas, responsable municipal de Souda.

Sur le mur de la tente principale du camp, deux grandes cartes. L’une de l’île de Chios, « pour que les gens puissent voir où ils sont, et une autre de toute l’Europe avec les noms des pays écrits en arabe, pour voir où ils peuvent aller ». Beaucoup les regardent dubitatifs. « Avant, on leur expliquait la route des -Balkans, poursuit Vassilis. Maintenant, on aborde la relocalisation et le regroupement familial. Mais le fait est que nous n’avons pas beaucoup d’alternatives à proposer. »