Canal + : « L’autocensure était bien moins forte qu’ailleurs »

Le sociologue Éric Maigret décrypte ce qu’a apporté Canal + au paysage audiovisuel français. Non sans souligner certains échecs.

Olivier Doubre  • 25 mai 2016 abonné·es
Canal + : « L’autocensure était bien moins forte qu’ailleurs »
© JOEL SAGET/AFP

Éric Maigret observe depuis longtemps les évolutions de la presse et de l’audiovisuel français, notamment dans son dernier ouvrage paru : Sociologie de la communication et des médias (Armand Colin, 2015). La prise de pouvoir brutale de Vincent Bolloré sur Canal + marque pour lui, dans l’histoire de la chaîne, un bouleversement profond, synonyme de musellement.

Vincent Bolloré a prévenu : si Canal + lui coûte trop cher, il pourrait bien « couper le robinet » Comment jugez-vous cette menace ?

Éric Maigret : Il s’agit là d’une sorte de chantage à l’échec, qui vise les salariés mais aussi les autorités de la concurrence. Cela dit, si la chaîne s’arrêtait un jour, que regretterait-on ? Canal + s’était donné comme objectif d’être la première offre privée française de télévision et de devenir en quelque sorte le HBO français – point sur lequel elle a échoué. Elle a bénéficié au départ d’une situation exceptionnelle, qu’aucune chaîne américaine cryptée n’a jamais connue. Elle cumule en effet le sport, avec surtout les droits du football, le cinéma, avec l’exclusivité de diffusion des films pour un an, et les séries TV. Ce qui lui a permis de connaître une situation florissante pendant très longtemps. Le fameux « esprit Canal » a très bien fonctionné auprès du public, sur deux générations.

Mais, aujourd’hui, Canal + se trouve dans une impasse industrielle, face à une concurrence généralisée sur tous ces créneaux. Bolloré se retrouve dans une situation très compliquée – qu’il aggrave avec ses méthodes brutales. Canal + a longtemps été une réussite, due à des conditions extrêmement favorables octroyées par le pouvoir socialiste à sa création. Il est certain que, en cas de disparition, ce que l’on regretterait le plus serait son ton, son ironie, son mordant. Et, surtout, la distance prise avec le pouvoir politique, depuis « Les Guignols » ou les émisions de Karl Zéro jusqu’au « Petit Journal » de Yann Barthès, qui n’a aucun équivalent sur toute autre chaîne française.

Diriez-vous qu’aujourd’hui ce fameux « esprit Canal » n’existe plus ?

Je dirais d’abord que cet « esprit Canal » a évolué avec le temps. L’humour de Yann Barthès n’est pas de même nature que l’impertinence d’Antoine de Caunes aux débuts de « Nulle Part Ailleurs ». Barthès apporte une version nouvelle de ce que l’on appelle l’infotainment, c’est-à-dire la conjugaison de l’information et du divertissement. Si ce n’est pas ce qui se faisait sur la chaîne à ses débuts, il y a néanmoins une certaine continuité puisque demeure une relative licence donnée à des chroniqueurs de pouvoir critiquer et se moquer du système et du personnel politiques. On peut donc dire que cet « esprit Canal », au-delà des différences, se caractérise par un média où l’autocensure s’exerce de manière bien moins forte qu’ailleurs. Même si, aujourd’hui, Bolloré incarne au contraire la contrainte d’autocensure au maximum ! Même dans le football, il n’est plus question de critiquer ce qui se passe dans les coulisses ! Aujourd’hui, tout le monde doit faire profil bas et ne plus critiquer personne…

Pour autant, cet esprit de dérision n’a-t-il pas contribué à décrédibiliser la politique ?

On a tous en tête l’humour des « Guignols », qui ont révolutionné l’humour en politique à une certaine époque. Pourtant, il faut rappeler que, si les « Guignols » ont eu un grand impact sur les discours, ils ne faisaient jamais que cinq à huit fois moins de parts d’audience que « Le Bébête Show » à l’époque sur TF1. La tranche en clair, qui est la vitrine de la chaîne et qui faisait le plus d’audience, a toujours enregistré des scores modestes. Il faut donc relativiser ce que signifie cette contestation à travers Canal +, dont on sait qu’il est essentiellement regardé par les jeunes urbains.

D’autre part, il est exact qu’il y a eu un glissement vers un certain mélange des genres, mais tout dépend ce que l’on en fait. C’est vrai que « Le Petit Journal » a, à un moment donné, glissé vers une sorte de populisme, mais il a permis aussi d’explorer, à travers des mini-reportages, des alternatives aux informations des grands journaux télévisés. Enfin, je ne pense pas que l’info politique ait eu besoin de cette chaîne pour subir la baisse de crédibilité qu’elle connaît un peu partout dans le monde.

Qu’est-ce qui différencierait Canal + des autres chaînes du PAF ?

Cela a commencé par le film porno du samedi soir dès les années 1980, puis certains sports américains que l’on ne voyait jamais avant en France. C’est-à-dire une certaine audace, avec une vraie ouverture sur le monde. Or, tout cela n’est plus, la concurrence étant aujourd’hui bien trop grande. Paradoxalement, c’est ce qu’elle devrait sans doute mettre en avant pour se relever : l’audace, l’ouverture et l’impertinence. Mais, avec Bolloré, cela semble mal parti…

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Que reste-t-il de l’esprit Canal ?
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