Ende Gelände : blocage d’une centrale à charbon, mode d’emploi

Du 13 au 15 mai, plus de 3 000 militants de la cause climatique sont parvenus à bloquer, dans le land allemand du Brandebourg, un très gros site de production électrique fonctionnant au lignite, le pire des combustibles fossiles. Une première.

Patrick Piro  • 19 mai 2016
Partager :
Ende Gelände : blocage d’une centrale à charbon, mode d’emploi
© Patrick Piro

En août dernier, ils étaient plus de 1 000 en Rhénanie pour envahir la grosse mine de lignite à ciel ouvert de Garzweiler et bloquer les excavatrices. Le site allemand avait dû suspendre son activité.

Du 13 au 15 mai dernier, l’opération Ende Gelände 2016 a réuni trois fois plus de militants dans le land du Brandebourg près de la frontière polonaise pour tenter de bloquer un complexe 100 % lignite appartenant à l’électricien suédois Vattenfall. Au cœur : la centrale de Schwarze Pumpe, 1 600 mégawatts de puissance, l’équivalent d’un EPR, le plus gros modèle de réacteur nucléaire à ce jour.

Ende Gelände : « Le bout du chemin », pour les énergies fossiles. Depuis quelques temps, les militants de la cause climatique prennent leurs responsabilités de façon très déterminée : puisque les dirigeants sont incapables de prendre les décisions fortes qui s’imposent pour maintenir la dérive climatique en dessous de 2°C, ils passent à l’action. Les discours et les promesses s’envolent, les citoyens agissent, en bloquant des sites à énergies fossiles. Pour la première fois dans le monde, une quarantaine d’organisations ont suscité, du 3 au 15 mai dans une douzaine de pays, une vague d’opérations dénommée Breakfree (« Libérons-nous ») contre des ports, des pipelines, des mines, des centrales à charbon, etc. Schwarze Pumpe, en Allemagne, a été le théâtre d’une des actions les plus spectaculaires de Breakfree. Pendant près de 48 heures, la centrale a été privée d’approvisionnement en lignite, ce qui a obligé l’opérateur à passer en mode _« secours », réduisant de 80 % la puissance de l’unité. Blocage, mode d’emploi.

1- Installer un « camp climat » à proximité de la cible

C’est la base arrière pour la préparation de toutes les opérations. Le Lausitzcamp, village autonome de centaines de tentes, a poussé dans des champs prêtés par un agriculteur de Proschim. La village compte de nombreux opposants au lignite, combustible non seulement très polluant mais encore plus émetteur de CO2 que le charbon. Et l’extension des mines a déjà provoqué la destruction de 136 villages en 80 ans dans cette région de la Lausace. Une organisation impressionnante : repas, hygiène, déchets, vie collective, sécurité, débat, etc., tout fonctionne au bénévolat, et plutôt très bien. Les nuits à 2°C de température ne refroidissent guère les militants, plus de 3 000 dont la moitié, cette année, vient de l’étranger. On peut légitimement considérer que les vrais héros du Lausitzcamp ne sont pas ceux qui ont dormi en travers des rails ou sur les excavatrices pour empêcher le lignite de rentrer à la centrale, mais les militants qui ont vidé plusieurs fois par jour les toilettes sèches ou manié sans relâche l’épluche-légumes — tous le repas sont végétariens, ça simplifie bien des choses (impact climatique, coût, conservation, options personnelles…).

2- Huiler la dynamique collective

Les organisateurs allemands, entre autres techniques, insèrent les individus (souvent parvenus à Proschim hors transport associatif) au sein de « groupes affinitaires » d’un niveau homogène de motivation et de préparation à l’action directe. Chaque groupe est représenté par un délégué lors d’assemblées plénières décisionnaires. Démocratie horizontale, respect des individus, souci de l’égalité des genres, attention aux minorités…

Fluide, efficace, intégrateur : il y a de la graine à prendre.

3- Un équipement simple, de bon goût et photogénique

Pour tous, des combinaisons chirurgicales blanches en textile jetable (recyclable bien sûr), taguées « Ende Gelände » : ça protège les vêtements et surtout c’est du plus bel effet visuel quand des colonnes de centaines d’activistes dévalent vers leur cible. Accessoires indispensables : d’abord le masque anti-poussière — épouvantable lignite, il y en partout en suspension dans l’air, même sans le moindre souffle de vent. Il dissimule aussi les traits du visage, utile pour limiter les identifications judiciaires, bien que la plupart assument d’agir « à visage découvert » pour des actions « légitimes » au service de la société et de la planète. Un petit voile de plexiglas complète, pour les yeux, en cas de gaz lacrymogène ou au poivre (il n’en n’a presque pas été question). Très utile et polyvalent aussi, le sac de paille : c’est un rembourrage si la police charge, mais aussi un matelas s’il s’agit de passer la nuit sur un site à bloquer. Et même pour neutraliser les barbelés d’une enceinte à franchir. Ne surtout pas lésiner sur l’eau (boire et reboire, laver les yeux en cas de gaz) ni les chaussures de marche : une douzaine d’heures en deux jours, c’est par les chemins de campagne que les colonnes gagnent leurs cibles (un bus, ça s’intercepte en moins de deux sur une route). Fluide, efficace, intégrateur. Et bon pour la santé.

4- Une stratégie quasi militaire (et non-violente)

C’est bien sûr gratifiant de grimper sur les excavatrices géantes de Welzow-Süd et de mettre en panne la mine de lignite. Mais la centrale Schwarze Pumpe de l’électricien suédois Vattenfall est aussi approvisionnée par Nochten et Jänschwalde ! La bataille du rail est donc la plus critique. Ende Gelände, qui n’entend pas se contenter de trophée symbolique, l’a parfaitement identifié. Une réussite : les militants sont parvenus à couper les liaisons ferroviaires en trois points déterminants, et à tenir le blocus pendant 24 à 48 heures selon les cas. Car toutes les colonnes ne sont pas parties à l’assaut le même jour : stratégie là-encore, celle des petits pas. On ne sait pas à l’avance le nombre de militants qui participeront, le comportement des groupes (et de la police…) ni le degré de succès des occupations. Et s’il y a eu invasion de la centrale, en fin de parcours, elle ne faisait pas partie des objectifs initiaux. Une méga-cerise sur le gâteau, bien tentante, qu’ont décidé d’aller croquer près de 400 militants chauds bouillants à la suite d’une de ces assemblées décisionnaires spontanées, menées sur les rails occupés. « Ça a si bien marché jusque-là, pourquoi lever le pied si près de la cible ultime ? »

Au fait, tout cela est non-violent : pas de mise en danger d’individus, ni de destruction d’infrastructure, c’est dans le « Consensus d’action » distribué à tout le monde.

Le mégaphone de 6h45 le matin au Lausitzcamp ? Un peu militaire aussi, mais si on laissait les Français (par exemple) livrés à eux-mêmes…

5- Un plan de com’ soigné

Ces trucs de “connards de caméraman”, c’est du passé. Vous êtes les bienvenus, et il ne s’agit pas de vous donner de directives, rapportez comme vous l’entendez.

Les combi blanches, les slogans, les « armes » (les déguisements et la dérision en font partie)… Ende Gelände soigne la mise en scène (impact de l’image…), et une des têtes pensantes le déclare en préambule aux journalistes présents :

Sous-entendu : à nous de vous convaincre que l’histoire que nous vous racontons est la bonne.

Et a priori, comme le lignite a moins d’amis que d’ennemis…

Écologie
Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don