La Terre brûle

Décidons de laisser sous le sol 80 % des réserves fossiles.

Geneviève Azam  • 11 mai 2016
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La Terre brûle
© Photo: COLE BURSTON/ / AFP

« La maison brûle et nous regardons ailleurs. » L’image devient réalité avec l’incendie en Alberta, la province canadienne des sables bitumineux. Cet « ailleurs », ce furent les résultats fantastiques de l’extraction des sables bitumineux, la croissance économique, les prouesses technologiques de l’extraction in situ dans le « grand magasin de la nature [^1] », le renouveau de l’esprit pionnier vers le Grand Nord après la déconfiture manufacturière, la création d’emplois, l’installation de camps de travail high-tech – avec salles de musculation comme au camp Total – pour des ouvriers invisibles venus temporairement du monde entier, et enfin l’autoroute A63 pour l’évasion du dimanche.

Cet « ailleurs », c’est celui des statistiques et des commentaires économiques, du boom des investissements des compagnies pétrolières, subventionnées et soumises à des redevances très faibles. Compagnies assez puissantes pour obtenir du Canada qu’il se retire du protocole de Kyoto, pour accélérer les négociations relatives au libre-échange avec l’Europe (Ceta), en vue d’extraire le brut de Terrebrute [^2], ce pays où les énergies renouvelables sont dites « efféminées » : « Les vrais mecs brûlentdu pétrole et du charbon [^3]_. »_ Vrais mecs impuissants qui maintenant fuient les flammes d’un incendie qui les cerne, en implorant la pluie.

Fort McMurray, ville-champignon où la toute-puissance techno-économique résistait déjà mal à la baisse du prix du brut, est désormais une ville fantôme. Continuerons-nous à regarder ailleurs, à déblayer les gravats, à estimer les pertes économiques, à calculer le coût de la reconstruction et celui de l’impact sur le PIB du Canada ? Ou bien entrerons-nous dans les décombres pour y découvrir une des plus grandes catastrophes écologiques du siècle, pour y rencontrer les communautés autochtones privées de leurs droits sur les terres, soumises à la déforestation et à des pollutions graves du fait de ruptures fréquentes d’oléoducs ? « Deux semaines après le déversement de 2011, d’immenses feux de forêt se sont répandus dans la région et, encore aujourd’hui, d’incontrôlables incendies forestiers se déclenchent régulièrement près du site de la catastrophe [^4]. » Ajoutons que les techniques d’extraction par forage, dites plus « éco-compatibles » que les mines à ciel ouvert, consomment des quantités astronomiques d’eau – cinq barils pour un de sables bitumineux –, asséchant les réserves hydriques.

En parcourant ces décombres où rôde Némésis, la déesse grecque qui châtie la démesure, et en écoutant la détresse humaine d’une humanité bafouée au pays du brut, décidons de laisser sous le sol 80 % des ressources fossiles connues, sous peine de voir se multiplier des catastrophes, notamment dans des régions particulièrement exposées au réchauffement climatique, comme celles du Grand Nord.

[^1] L’expression est de l’économiste Jean-Baptiste Say (1767-1832).

[^2] Le Club des miracles relatifs, Nancy Huston, Actes Sud.

[^3] « La politique de la terre brûlée », Naomi Klein, dialogue avec Nancy Huston, in Brut. La Ruée vers l’or noir, Lux Éditeur, Montréal, 2015.

[^4] « Du pétrole en territoire Lubicon », Melina Laboucan-Massimo, in Brut, op. Cit.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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