Follement normale

Dans Rendez-vous gare de l’Est, Guillaume Vincent met en scène les pensées quotidiennes d’une trentenaire bipolaire. Ses crises et ses petites joies.

Anaïs Heluin  • 15 juin 2016 abonné·es
Follement normale
© Giovanni Cittadini Cesi

Ne pas dépasser les bornes. Se fondre autant que possible dans la masse. Assise sur une chaise d’écolier posée au milieu d’un plateau nu, Émilie Incerti Formentini dit le désir de « normalité » de la jeune femme qu’elle incarne. Ses efforts pour conserver des apparences conformes au reste de la société, malgré la maladie qui la fait passer du rire aux larmes.

Monologue écrit par Guillaume Vincent à partir d’entretiens avec une trentenaire bipolaire, Rendez-vous gare de l’Est évite pourtant tout pathos. Toute en cassures et en associations étranges, la langue déployée par la comédienne est d’une poésie brute qui tient la tristesse et la joie dans un même élan. Tantôt murmuré tantôt hurlé, le flux de paroles de cette narratrice impose à Émilie Incerti Formentini un équilibre parfait. Une capacité à trouver des solutions de continuité entre des états aussi éloignés les uns des autres que l’euphorie et la colère.

Bien que raconté de manière fragmentaire, le quotidien de la malade sert de point d’ancrage à l’actrice, qui reste rivée à sa chaise comme une équilibriste mal assurée à son fil. Dans Rendez-vous gare de l’Est, la bipolarité n’est pas nommée d’entrée de jeu. La protagoniste commence par parler de sa nièce, de son amour pour son mari et de leur choix de ne pas avoir d’enfant. Des petites choses qui remplissent ses journées, vides depuis qu’elle a perdu son travail. On appréhende donc d’abord la psychose maniaco-dépressive par le souci de précision attaché à des détails de tous les jours. À ce qu’ils apportent en joies et en peines. Lentement, des souvenirs de crise se greffent à ce récit tissé de petits riens.

Grâce à son montage habile de paroles transcrites telles quelles, Guillaume Vincent parvient à transmettre la complexité d’un verbe qui ne se libère habituellement que dans les hôpitaux et les cabinets de psychiatrie. On pense au travail de Didier Ruiz, qui, dans nombre de ses spectacles, donne à entendre des témoignages de non-professionnels. D’anciens prisonniers, par exemple, dans Une longue peine (2016). À ceci près que, dans Rendez-vous gare de l’Est, la douleur est portée par quelqu’un qui ne l’a pas vécue.

Émilie Incerti Formentini joue avec subtilité de cette distance. Sans les vider de leur charge émotive, elle prononce les mots de la folie avec une légère retenue. Avec une certaine douceur aussi, qui fait de la bipolarité une souffrance partageable par tous. Une invitation dénuée de voyeurisme.

Théâtre
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