L’Euro 2016 en terrain miné

Grèves, manifestations et accusations de racisme : rarement une compétition sportive aura été autant dominée par les questions politiques et sociales.

Jean-Claude Renard  • 8 juin 2016 abonné·es
L’Euro 2016 en terrain miné
© FRANCK FIFE/AFP

L’affaire est entendue : le football est le sport roi en France. Et parce que le championnat d’Europe de foot, susceptible de rassembler tout peuple ou presque, est organisé dans l’Hexagone, il le sera davantage cette année. Enjeu crucial pour les hommes en culottes courtes de Didier Deschamps. Mais pas seulement. Si l’on devine une partie des Français rivés à leur poste pendant un mois, les circonstances qui entourent la compétition sont aujourd’hui pour le moins particulières. « On est dans un contexte tendu, observe François Cusset, historien des idées. Avec l’état d’urgence et la paranoïa terroriste, la volatilisation ou la disparition d’un Président et d’un Parti socialiste qui ont touché le fond politique, un mouvement social important, à côté d’une France populiste. Dans ce contexte, on verra si l’Euro rassemble et fait la paix… ou si l’on fait la guerre à l’Euro. »

En attendant, ce sont des grèves reconductibles, des manifestations répétées contre la loi travail, des cortèges toujours fournis, des Nuits debout un peu partout, des transports régulièrement bloqués : jamais depuis 1938, à la veille d’une compétition internationale d’envergure, on n’avait ressenti un climat aussi délétère. On s’apprêtait à vivre un Euro entravé par des questions sécuritaires, et tout se passe comme s’il était déjà distancé, dans sa fonction sportive, par la question politique et sociale, avec un gouvernement espérant voir pourrir le mouvement social avant que se tienne ce que d’aucuns appellent « l’opium du peuple ».

« Contrairement au gouvernement, la CGT n’a jamais tenté d’instrumentaliser l’Euro, relève Emmanuel Vire, secrétaire général SNJ-CGT. Nous sommes impliqués dans ce mouvement social depuis le mois de mars, quand l’Euro était encore loin, même au moment du blocage des raffineries. Maintenant que l’événement approche et qu’on attend des milliers d’Européens, le gouvernement ne discute toujours pas. La balle reste dans son camp. De notre côté, ce thème n’a jamais été abordé dans les réunions, tandis que l’on sait que François Hollande, bien avant le mouvement, comptait se refaire une santé grâce à l’Euro, comme le gouvernement. »

Et le syndicaliste de préciser : « La CGT entend bien distinguer la compétition du mouvement social. Il n’est question ni de suspendre la mobilisation ni de bloquer l’Euro. En revanche, on entend s’en servir à travers divers événements, comme la distribution dans les stades de cartons rouges à la loi travail. » Dans les couloirs du syndicat, on imagine combien un échec sportif et économique, en termes d’affluence dans les stades et les hôtels, lui serait imputé. À raison puisque, sur France Inter, François Hollande a prévenu : « Personne ne comprendrait que [les grèves de] train ou des avions puissent empêcher le déplacement des spectateurs. »

Aux tensions politiques et sociales s’est ajoutée une autre polémique, lancée par Éric Cantona : la non-sélection de Karim Benzema et d’Hatem Ben Arfa, qui serait liée, selon l’ancien joueur de Manchester United, « à leurs origines », dit-il dans The Guardian, à côté « du nom bien français » du sélectionneur, Didier Deschamps. Cantona aurait dû préciser que les Beurs ont rarement été présents dans les sélections. Même le fameux « Blacks, Blancs, Beurs » de 1998 est un leurre, puisque, dans l’équipe, seul Zidane avait des origines algériennes. Il oublie aussi de souligner que lui-même avait été écarté des Bleus pour son tempérament et son caractère sulfureux, supposé nuisible à la cohésion dans les vestiaires.

Dans la foulée, le principal intéressé, Karim Benzema, déclare dans le journal espagnol Marca que le sélectionneur a « cédé à la pression d’une partie raciste de la France ». Rappelons que l’avant-centre français, joueur au Real de Madrid et vainqueur dernièrement de la prestigieuse Champions League, a été écarté des Bleus depuis sa mise en examen à l’automne dernier pour une affaire de chantage à la sextape à l’égard d’un coéquipier (Mathieu Valbuena). Comme le souligne Lilian Thuram, ex-défenseur des Bleus et engagé contre le racisme, « son discours le déresponsabilise. Il oublie que, s’il n’a pas été sélectionné, c’est parce qu’il y a eu une affaire. Il est dans une position où il peut faire beaucoup pour dénoncer le racisme qui monte dans la société française. Ça aurait été extraordinaire qu’il devienne le capitaine de l’équipe de France, mais, pour cela, il aurait fallu qu’il soit irréprochable ». Loin de là.

Le procès en racisme fait à Didier Deschamps est donc très injuste. Et c’est faire peu de cas de la sordide affaire de la sextape dans laquelle est impliqué Benzema. Mais quelque chose tout de même est venu alimenter le soupçon, c’est l’intervention intempestive de Manuel Valls. En affirmant en hâte que le joueur n’était « plus sélectionnable », le Premier ministre a politisé le débat. Il a réintroduit tout le climat malsain que connaît notre pays. Sans compter que dans un pays de moindre importance dans la cosmogonie du football, « comme un pays africain, par exemple,note un observateur, suivant ses règles et ses statuts, la Fédération internationale de football (Fifa) aurait tout simplement suspendu l’équipe du tournoi pour ingérence politique ».

La non-sélection de Benzema et de Ben Arfa a donc pris un tournant identitaire. Parce que le débat est « évidemment identitaire », pour Pascal Blanchard, historien et spécialiste de l’empire colonial. « Les grands débats qui ont traversé la société française depuis vingt ans se cristallisent sur cette équipe nationale. » Pour des raisons simples : « C’est le dernier espace où la nation est visible, où l’on chante “La Marseillaise”, où un président espère regagner dix points de popularité, où l’on voit des joueurs qui symbolisent ce que serait la nation à l’instant T. C’était déjà le cas pour l’équipe de France en 1939, avec des joueurs représentant toutes les immigrations. Cette symbolisation, ce n’est pas le gouvernement, ni les élites politiques ou économiques, c’est l’équipe de foot, avec ses vagues d’immigrations, ses couches sociales et ses régions. Ce qui est abstrait chez les politiques et les intellectuels devient alors concret dans cette équipe nationale. »

Autre élément d’importance pour l’historien, les débats résonnant avec l’actualité. Tantôt « la cuisine halal chez les joueurs, la surprésence des Noirs chez les tricolores, au moment des émeutes de 2005, le rôle de “La Marseillaise” dans l’intégration, les naturalisations, et maintenant les “racailles”, avec des jeunes issus des quartiers populaires, génétiquement racailles selon certains, et dont Knysna [^1] est le moment emblématique ».

Reste qu’aujourd’hui, insiste Pascal -Blanchard, le porte-voix de la contre-culture, que l’on soit d’accord ou pas, « c’est Benzema, avec ses 40 millions de followers sur les réseaux sociaux, malgré son art de dire tout et n’importe quoi. Parce qu’il est le plus mauvais ambassadeur d’un débat pertinent, et qu’il dit mal quelque chose de vrai. C’est pour cela que son allégorie fonctionne sur les gamins qui se sentent rejetés. En ne le sélectionnant pas, la Fédération française a fracturé le pays, où plus personne n’y croit. Bravo ! Et cela fait trente ans que la Fédé se refuse à parler d’immigration, dans des instances qui ne comptent ni Noirs ni Arabes, alors qu’ils sont 80 % à courir sur les terrains » On n’est donc plus là dans un simple débat de sélectionneur, mais bien dans un débat politique.

[^1] Lors de la Coupe du monde de 2010, à Knysna, en Afrique du Sud, les Bleus ont boycotté un entraînement pour marquer leur opposition à l’exclusion de Nicolas Anelka, celui-ci ayant insulté le sélectionneur dans les vestiaires.

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