Magnanville : Les nouveaux visages du terrorisme

Les attentats d’Orlando et de Magnanville ont mis en évidence une nouvelle génération de jihadistes, isolés, auto-labellisés, qui gomment la frontière entre fait divers et attentat. Comment lutter contre ce terrorisme diffus ?

Ingrid Merckx  • 22 juin 2016 abonné·es
Magnanville : Les nouveaux visages du terrorisme
© DOMINIQUE FAGET/AFP

« Terrorisme de proximité ». L’expression a traversé quelques journaux au lendemain des tueries d’Orlando et de Magnanville. Elle fait froid dans le dos. D’une part, en ce qu’elle renverse l’idée d’une proximité bienveillante : « commerce de proximité », « hôpital de proximité », « justice de proximité »… D’autre part, parce qu’elle sonne l’avènement d’une nouvelle forme de terrorisme.

Désormais, le terroriste type ne serait plus le délinquant de quartier populaire fanatisé dans une mosquée ou en prison et partant se former dans des camps d’entraînements en Syrie. C’est, potentiellement, son voisin de palier. Rallié à Daech en quelques mois, voire au moment du « passage à l’acte ». Pas formé, ou alors dans un camp en France, où des candidats égorgeurs s’entraînent sur des lapins. Embrassant Daech comme la dernière cause en vogue pour tous les désespérés en mal d’identité, d’héroïsme, d’appartenance, d’idéal, d’absolu… Lequel Daech moissonne opportunément ces recrues de fraîche date qui lui font allégeance sans même qu’il ait eu besoin de les recruter. Résultat d’une intense campagne de communication qui lui a fait gagner sur le terrain virtuel les positions qu’il perdait sur le terrain réel, et convertir en nouvelle victoire de sa guerre contre l’Occident ce qui aurait pu relever du fait divers sinistre mais banal.

« Sauf qu’un fait divers n’aurait pas connu une telle publicité, commente le philosophe et sociologue du fait religieux Raphaël Liogier. Ce qui change la donne, c’est la revendication par Daech d’un drame comme celui de Magnanville. Dans une société pas sûre de ses identités, Daech est devenu une franchise qui fonctionne avec des prises de parts de marché dans un califat virtuel. » Pire, ce serait même ce label qui en ferait basculer certains. « Des jeunes anti-gay à l’homophobie intériorisée, comme le tueur d’Orlando, ou anti-flics, comme celui de Magnanville – même si ce n’est pas la même mécanique psychique –, il y en a plein les rues, observe le pédopsychiatre Serge Hefez. Certains se livrent à des violences. Mais, ce qui fait qu’aujourd’hui quelques-uns deviennent des tueurs, c’est la propagande de Daech, qui leur promet la pureté et la résolution de leurs conflits intérieurs. »

Daech comme porte de sortie pour des jeunes qui, des pays du Nord à ceux du Sud, se sentent sans avenir, et pour qui la violence agit comme un « substitut », analyse Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Daech comme seule forme de transcendance dans un monde vide de sens, « comme une perspective de guérison, de s’en remettre à une force supérieure », complète Serge Hefez. Daech, comme bannière d’une communauté virtuelle à portée d’écran de -téléphone ou d’ordinateur. « Il suffit de lire Dar al islam, reprend Raphaël Liogier. Le magazine en français de l’EI met en images et en slogans un kit du parfait jihadiste, qui fait appel à un imaginaire aussi bien nourri de mangas que de films de superhéros. » Ces « nouveaux ninjas de l’islam », comme il les appelle, sont « souvent passés par la délinquance ». « Majoritairement d’origine maghrébine – et non musulmane, comme on dit improprement –, ils viennent au jihadisme pour pouvoir se forger un profil héroïque, et c’est au cours de leur entraînement au jihad qu’ils adoptent une justification fondamentaliste, a posteriori. »

« Ni psychopathes ni nihilistes », prévient l’anthropologue Scott Atran, selon qui les sympathisants de Daech, présents dans tous les pays et tous les milieux, sont attirés par « la révolution que porte Daech et par le changement profond de leur vie qu’elle peut leur procurer [^1] ». « Ils présentent tous les profils, confirme Serge Hefez. On ne peut avoir d’approche binaire. En revanche, ce ne sont pas des “loups solitaires”. Un loup solitaire est guidé par son délire, sa souffrance. Ces nouveaux terroristes sont commandés de l’intérieur mais aussi de l’extérieur. » Un point de vue que partage Éric Delbecque, auteur d’Idéologie sécuritaire et société de surveillance : « On ne peut pas dire de façon rigide que l’on lutte contre des loups solitaires lorsqu’un attentat a lieu, simplement parce qu’il n’existe qu’un seul exécutant, qu’un seul tireur ou qu’un seul poignardeur. » Selon lui, « on fait face à une chaîne de responsabilités : la première parmi celles-ci étant la dynamique d’endoctrinement opérée par des individus et des groupes radicalisés [^2] ».

« La France a été protégée du jihadisme entre 1995, après la mort de Khaled Kelkal, et 2012, avec l’affaire Merah, rappelle le politologue Gilles Kepel [^3]. À l’époque, il existait un système terroriste pyramidal, avec un Ben Laden donnant des ordres. Nous connaissons à présent un terrorisme qui passe par les réseaux sociaux, par le “deep web”. »

Comment lutter contre cette nouvelle forme de terrorisme ? La droite est remontée au front depuis le double meurtre de Magnanville, dénonçant le vide juridique dont souffrirait la France. « L’État de droit doit s’adapter au danger », a martelé le souverainiste Nicolas Dupont-Aignan, en réclamant des centres de rétention pour les individus dangereux. Des « centres d’internement pour tous les fichés S », comme Larossi Abballa, le tueur de Magnanville, a proposé Laurent Wauquiez (LR), reprenant l’idée d’Éric Ciotti (LR) d’enfermer les « radicalisés ».

« Impossible de surveiller tout le monde ou d’enfermer tous les suspects », fait remarquer Raphaël Liogier, pour qui la sécurité n’est pas « un gros mot », « à condition de protéger réellement les gens quand, à l’heure actuelle, on s’en tient à rogner sur les libertés individuelles ». Pour le sociologue, « il faudrait organiser les services de renseignement à l’échelle européenne. Face à un groupe qui s’organise, notre police sait faire. Mais, face à un individu isolé qui passe à l’acte, on ne peut rien faire. » En revanche, « on sait quoi ne pas faire » : « Ne pas rendre Daech désirable pour des jeunes qui veulent se venger d’une société pourrie. Ne pas servir le marketing de Daech. Ne pas leur donner la force de notre angoisse. »

« Pourquoi pas un observatoire européen des identités ? », lance Raphaël Liogier, pour qui ces « nouveaux ninjas » sont en « dépression », comme on le dirait d’un avion en plein trou d’air : « Ils n’ont plus de sol mythique sur lequel se poser. » D’où la nécessité de comprendre les processus d’individuation et de frustration qui sous-tendent l’embrigadement. Et de lutter contre l’idée d’une guerre des civilisations, insiste l’auteur de La guerre des civilisations n’aura pas lieu [^4]. « Plus la thèse du choc des civilisations se renforce, plus l’EI peut tenter d’accroître son audience chez les musulmans – et d’autres – confrontés à la peur d’être voués aux gémonies, ou chez ceux sensibles – pour différentes raisons – au fondamentalisme », estime également Éric Delbecque.

« Face à leur demande de transcendance, on peut leur proposer d’autres mythes. Nous ne sommes pas qu’un corps, il y a aussi l’esprit », témoigne Raphaël Liogier, adepte de la méditation. « Je cherche à les remettre dans leurs racines », explique Serge Hefez, qui travaille avec des individus de 15 à 18 ans, encore « assez jeunes dans leur rupture ». « Ceux qui vont finalement tuer ne sont pas si nombreux. On a les moyens de désamorcer des vocations », rassure Raphaël Liogier. Si le XXe siècle fut celui des guerres de masse, le XXIe est celui de « l’angoisse des petits nombres ». « Les hybridations identitaires sont telles qu’on ne sait plus qui est le voisin, reconnaît le sociologue. Mais, face à des violences inédites, des solidarités inédites se créent. »

1) L’Obs, 21 mai.

[^2] Le Monde, 15 juin.

[^3] Le Grand Journal, 14 juin. Auteur de Terreur dans l’Hexagone, Genèse du djihad français, Gallimard, 2015.

[^4] CNRS Éditions.

Société Police / Justice
Temps de lecture : 7 minutes

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