Mohamed Ali : Un combat politique

Avec Mohamed Ali, l’Amérique perd un symbole controversé de la lutte des Afro-Américains contre le racisme. Parcours en quatre dates clés.

Pauline Guedj  • 8 juin 2016 abonné·es
Mohamed Ali : Un combat politique
© Photo : Vladimir Vyatkin/RIA Novosti/Sputnik/AFP.

C’était peut-être un signe. Lorsque Cassius Clay naît, le 17 janvier 1942 à Louisville, dans le Kentucky, son père décide de lui transmettre son prénom, -Cassius. Aux États-Unis, la pratique est courante, mais, dans le contexte du Louisville des années 1940, ce choix revêt un tout autre symbole. La ville est en proie à la ségrégation. Or, le père du futur Mohamed Ali a hérité son prénom d’un abolitionniste de la région.

Tout au long de sa vie, Cassius Clay/Mohamed Ali a combattu pour les droits des Noirs. Tenant de positions virulentes et parfois racistes, il choqua l’Amérique et fut considéré tantôt comme le symbole du nationalisme noir, tantôt comme celui de l’opposition à la guerre du Vietnam, et, plus récemment, comme celui de la riposte aux propos islamophobes de Donald Trump. Un parcours complexe, parfois contradictoire.

Février 1964 : la conversion

Cassius Clay a 22 ans. Auréolé depuis 1960 de son statut de champion olympique, il vient de remporter face à Sonny Liston celui de champion du monde. En février, le boxeur annonce sa conversion à l’islam et son adhésion à la Nation of Islam d’Elijah Muhammad, principale organisation musulmane américaine. Fondée en 1930, la Nation of Islam constitue une tentative d’adaptation de l’islam au combat politique des Afro-Américains. Très librement inspiré de la Bible et du Coran, le mouvement prône une approche racialiste de l’histoire, reconnaissant une différence naturelle entre les races noire et blanche. D’un côté, les Noirs, êtres divins, seraient essentiellement bons ; de l’autre, les Blancs, ou « diables aux yeux bleus », vils et dominateurs. Face à la coexistence de ces deux natures antagonistes, la Nation of Islam propose une solution radicale : la séparation.

Dès 1962, Clay s’était rapproché du porte-parole du mouvement, Malcolm X. Deux ans plus tard, il se soumet donc au rituel de conversion : l’abandon du nom de naissance, « nom d’esclave », au profit d’une appellation musulmane, Mohamed Ali, symbole de sa nouvelle identité. Ali teinte ses prises de parole de propagande, évoque lui aussi les Blancs comme des « diables aux yeux bleus », dénonce les politiques d’intégration – « Nous, disciples d’Elijah Muhammad, ne voulons pas vivre avec l’homme blanc. » – et les mariages interraciaux : « C’est naturel de vouloir être avec les siens. Aucune femme sur cette terre ne peut me satisfaire comme ma femme noire américaine. » Son adhésion à la Nation of Islam représente son premier acte ouvertement politique. Derrière l’islam, le nationalisme, le séparatisme et l’autodétermination des Noirs.

28 avril 1967 : le Vietnam et la prison

En 1966, la carrière de Mohamed Ali est au sommet. Toujours champion du monde, il reçoit au mois de février sa convocation pour partir au Vietnam. Quelques mois plus tard, il se déclare objecteur de conscience et justifie sa décision par son adhésion à la Nation of Islam : « Nous, musulmans, pouvons seulement nous engager dans une guerre déclarée par Allah. » Rhétorique musulmane, celle-ci s’accompagne, pour la première fois chez Ali, d’un discours mêlant dénonciation de la condition des Noirs aux États-Unis et préoccupations internationalistes : « Ma conscience ne me laissera pas partir dans la boue tuer des frères, des peuples sombres, des pauvres affamés pour le bien de la grosse Amérique. Les tuer pour quoi ? Ils ne m’ont jamais traité de nègre. Ils ne m’ont jamais lynché, ils n’ont jamais lâché leurs chiens sur moi. Comment pourrais-je tirer sur ces pauvres gens ? Emmenez-moi en prison. »

Il est condamné à cinq ans d’enfermement. S’il n’éponge pas sa peine, il est dépossédé de son titre de champion du monde et perd sa licence de boxe. Jusqu’en 1971, Ali ne combat presque plus. « On lui a volé ses meilleures années », dira son entraîneur, Angelo Dundee. Aux États-Unis, Ali fait le tour des universités pour prôner la résistance face à la guerre. Il ouvre son horizon politique au-delà de la Nation of Islam et se rapproche du sociologue noir panafricain Nathan Hare.

30 octobre 1974 : Kinshasa et Mobutu

Dix ans après sa conversion, de retour dans la compétition, Ali veut récupérer son titre. Le 20 mai 1974, le promoteur Don King annonce la tenue d’un combat historique. S’y opposeront George Foreman, le champion du monde poids lourd, et Mohamed Ali, le challenger. En quête d’argent pour l’événement, Don King pense à associer à la rencontre un pays étranger. C’est le Zaïre de Mobutu qui verse cinq millions de dollars pour le combat. Entre promotion d’un régime dictatorial et ode au panafricanisme, la rencontre est intitulée « Bagarre dans la jungle, un cadeau du président Mobutu au peuple zaïrois et un honneur pour l’homme noir ».

Foreman et Ali s’envolent pour Kinshasa, où ils s’entraînent tout l’été. Sur place, Ali est accueilli avec ferveur. Au Zaïre, il est connu pour son combat en faveur des droits des Noirs. Partout il est ovationné par un chant devenu célèbre « Ali, boma ye ! » (« Ali, tue-le ! »). À l’issue du combat, le 30 octobre, il retrouve son titre de champion du monde. Tout au long du séjour, Ali ne cesse de multiplier les déclarations, insistant sur ses liens avec l’Afrique. « L’Afrique est notre terre mère, notre civilisation. La jungle est à New York. La paix est ici. »

9 décembre 2015 : dernière charge contre Donald Trump

Un saut de trente ans. À la fin des années 1970, la carrière de Mohamed Ali décline. Des défaites et surtout des ennuis de santé. En 1984, on lui détecte la maladie de -Parkinson. Sur le plan politique, les années 1980 marquent le glissement du boxeur rebelle vers des engagements conservateurs. En 1984, il soutient la candidature de Ronald Reagan ; en 1990, lié à George Bush, il effectue un mystérieux voyage en Irak pour convaincre Saddam -Hussein de libérer des otages. Ali est célébré en héros national.

Depuis les années 1960, ses convictions religieuses ont également changé. En 1975, comme nombre de fidèles de la Nation of Islam, Ali renonce aux doctrines racialistes du mouvement pour rejoindre une nouvelle organisation fondée par le fils d’Elijah Muhammad. Il se revendique de l’islam sunnite et déclare son regret de ne pas avoir soutenu Malcolm X lorsque celui-ci était en conflit avec la Nation of Islam : « Me détourner de Malcolm a été l’une des plus grandes erreurs de ma vie. »

En décembre 2015, c’est en tant que musulman que Mohamed Ali prendra pour la dernière fois la parole. Face aux velléités de Donald Trump d’interdire aux musulmans l’entrée sur le territoire national, Ali répond : « Je suis musulman. Il n’y a rien de musulman dans le fait de tuer des gens à Paris ou à San Bernardino. Je crois que nos dirigeants politiques seraient mieux avisés d’utiliser leur pouvoir pour faciliter la compréhension de l’islam auprès du plus grand nombre en clamant haut et fort que les terroristes sont des égarés qui pervertissent et salissent le véritable islam. » Un dernier tweet. Une dernière indignation.

Monde
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