La rue est à nous : Rendez-vous au centre-ville !

L’extension incontrôlée des grandes surfaces a créé des déserts urbains. Mais les initiatives fleurissent pour redonner vie au commerce de proximité et aux échanges locaux.

Erwan Manac'h  • 20 juillet 2016 abonné·es
La rue est à nous : Rendez-vous au centre-ville !
© Photo : BORIS HORVAT / AFP

Un centre-ville mignonnet, -traversé de rues piétonnes aux accents médiévaux… désert de jour comme de nuit. Le triste tableau, déjà répandu dans la France rurale, apparaît aujourd’hui dans les villes moyennes après cinquante ans de croissance incontrôlée des grandes surfaces et des centres commerciaux. Car les commerces de proximité boivent la tasse et la vitalité des rues se trouve en sursis. « Depuis 1960, nous avons perdu la moitié de nos commerçants, tandis que la surface du parc de vente a été multipliée par quatre et que les dépenses de consommation ont triplé », pointe Pascal Madry, directeur de l’Institut pour la ville et le commerce et de Procos, la fédération du commerce spécialisé.

La crise économique a paradoxalement accéléré le phénomène, car les enseignes de la distribution étendent leur surface pour continuer à croître dans un contexte de concurrence exacerbée. Le chiffre de la « vacance » des locaux commerciaux en témoigne. Il est en augmentation continue depuis 2012 et atteint le seuil critique de 9,5 % en 2015 (chiffre Procos). C’est pire dans les quartiers populaires, où le nombre de commerces par habitant est cinq fois moins important que la moyenne nationale (chiffre CapVille, 2014).

La ville de Big Brother

Wifi à volonté, géolocalisation des places de parking libres, surveillance de votre consommation d’électricité grâce à un compteur « intelligent »… Des services devenus indispensables pour réduire les dépenses publiques ou améliorer la qualité des services publics de la ville de demain… mais surtout pour transformer l’habitant en consommateur 24 heures sur 24. Ainsi, la collecte des données personnelles permettrait de développer un système de publicité ciblée : à chacun de ses pas, le simple badaud verrait apparaître sur l’écran de son smartphone des offres promotionnelles pour les produits des boutiques à proximité.

Cette mode des smart cities a été lancée par les grandes compagnies du numérique dès la fin des années 1990. Mais comment prévoir le destin de ces précieuses données ? Éviter leur vente à des acteurs privés ? En mars 2016, Nesta, organisation ­britannique ­spécialiste de l’innovation, dénonçait cette première phase « trop techno-­centrée » et ­préconisait de ne pas négliger le rôle du citoyen.

L’utopie urbaine des romans de science-fiction n’est plus très loin de la réalité, jusqu’au mépris de la nature humaine. À Prague, une association a eu l’idée de transformer un SDF en borne Wifi ambulante contre de la nourriture et un toit. La ville intelligente n’évite pas la bêtise humaine.

Une résistance balbutiante s’organise depuis une dizaine d’années, qui tend à s’accélérer. Des groupements de commerçants essayent d’animer les rues. Une plateforme de financement participatif dédiée aux petits commerces a vu le jour pour soutenir des projets qui n’attirent pas les investisseurs classiques [^1]. Des monnaies locales sont déployées pour tenter de préserver l’économie de proximité, et les collectivités proposent des « chèques-cadeaux locaux » que les employeurs peuvent distribuer à leurs salariés en échange d’avantages fiscaux. « C’est l’étape la plus facile et la moins onéreuse pour faire en sorte que les gens consomment localement et découvrent la richesse de leur centre-ville », note Églantine Guillot, animatrice des Unions commerciales de la boucle du Rhône, dans le nord Isère.

Dans cette course à la sauve-garde du tissu économique local, les municipalités sont en première ligne. C’est sur elles que l’État compte d’ailleurs pour sortir de l’impasse, grâce aux fonds de soutien aux petits commerces ou à une extension du droit de préemption votée en 2014. Les maires recrutent des « manageurs de centre-ville » chargés d’assister les commerçants désemparés et mènent des plans de rénovation qui portent parfois leurs fruits.

La ville de Montreuil (93), par exemple, a réussi à tourner la page de trente années de désert commercial dans son centre en menant à bien un important programme de rénovation. Et c’est la vie sociale qui s’en trouve embellie : « Le lycéen qui vient draguer, les papy-mamie qui ont un rayon d’action de 500 mètres, les flâneurs qui regardent passer les gens… Ce sont bien plus que des espaces commerciaux »,observe Catherine Pilon, ancienne première adjointe EELV de la ville de Montreuil. Les élus se gardent toutefois de tout triomphalisme : la ville n’a pas eu à affronter la concurrence de pôles commerciaux de la taille de ceux qui fleurissent dans d’autres communes de banlieue parisienne.

Une politique municipale aussi ambitieuse soit-elle ne suffit pas à sortir une ville du marasme. « Nous sommes incapables de présenter un exemple où cela a très bien fonctionné, constate ainsi Anaïs Daniau, doctorante à Toulouse-II, qui étudie l’action de manageurs de centre-ville. Les villes arrivent à accélérer une dynamique, mais pas à la créer lorsqu’elle n’existe pas. La vitalité des centres-villes est liée à des dynamiques marchandes qui dépendent de l’action des consommateurs et des commerçants. » C’est ainsi qu’un centre-ville attractif est souvent synonyme d’embourgeoisement.

C’est donc le modèle qu’il faut changer pour s’affranchir de ces forces d’inertie. C’est l’ambition que se donnent des groupes de citoyens, certes discrets mais de plus en plus nombreux, qui résistent aux grands projets commerciaux. Au Mans, on se bat contre une zone marchande de 34 hectares en proche banlieue. En bordure d’Orléans, pour faire barrage au projet de « Décathlon Village » de 16 hectares, un bouquet d’associations s’est regroupé au sein du collectif « Des terres, pas d’hypers ».

Élus, commerçants et citoyens sont aussi en train d’explorer une autre façon de penser la ville. « La diversité des usages est un critère important », relève Mireille Alphonse, adjointe EELV au commerce à Montreuil, qui préconise désormais « un travail de dentelle » à l’échelle « micro-locale ». Habiter, consommer, travailler et se divertir sont des activités en constante interaction qu’il faut orchestrer en commun. Une autre idée, malheureusement trop souvent absente des politiques de développement urbain, s’avérera cruciale : la solidarité entre les territoires.

[^1] www.buldintown.com.

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