Le plus grand écrivain du monde…

Il y a quatre-vingts ans, le premier roman de John Fante, La Route de Los Angeles, était refusé par tous les éditeurs. Un départ malheureux pour un auteur longtemps mésestimé.

Pauline Guedj  • 20 juillet 2016 abonné·es
Le plus grand écrivain du monde…
© Domaine public

Avril 1974. Stephen Cooper, futur biographe de John Fante, envoie une lettre à celui qui n’est alors qu’un obscur écrivain. Quelques jours auparavant, Cooper avait lu une interview du scénariste Robert Towne, dont le Chinatown venait d’être porté à l’écran par Roman Polanski. Towne y révélait sa difficulté, dans l’écriture, à saisir le parler populaire des années 1930 et expliquait que seul un livre l’avait mis sur la voie : Demande à la poussière, de John Fante. Selon lui, Fante était aussi l’auteur qui avait su le mieux capter l’ambiance du Los Angeles de l’entre-deux-guerres.

Intrigué, Cooper court les librairies à la recherche d’un exemplaire du livre. Sans succès, il finit par s’adresser à Fante. Celui-ci l’informe qu’il n’en a pas et conclut son courrier par ces mots tragiques : « L’écriture est un superbe travail mais le métier d’écrivain est horrible. »

Lorsque Fante reçoit la lettre de Cooper, il est au creux de la vague. Lui qui, jeune homme, se voyait comme le plus grand écrivain de l’histoire, n’a pas publié une ligne depuis vingt ans. Italo-américain, Fante est né à Denver en 1909. Après une enfance difficile entre une mère bigote et un père alcoolique, il s’est installé à Los Angeles, où il est devenu écrivain. Il a publié quelques livres dans les années 1930, Bandini et Demande à la poussière, bien accueillis par la critique mais faiblement vendus. Il est aussi l’auteur de nouvelles et d’un roman, Pleins de vie (1952), adapté au cinéma. Pendant une longue période, Fante s’est assuré une vie plus ou moins confortable grâce à sa collaboration avec les studios d’Hollywood. L’écrivain détestait pourtant écrire pour le cinéma, une industrie qui, pensait-il, « tue les auteurs ».

Fante ne sait pas que la lettre qu’il vient de recevoir est pourtant le signe avant-coureur d’une renaissance. Le bouche-à-oreille fonctionne, et l’auteur commence à se faire connaître des milieux alternatifs de Los Angeles. En 1978, Charles Bukowski publie son troisième livre, Women, dans lequel le personnage principal évoque John Fante comme son auteur préféré. Après la -publication du livre, l’éditeur de Bukowski part à son tour à la recherche d’un exemplaire de Demande à la poussière. Il s’en fait envoyer une photocopie d’une bibliothèque de Californie et décide de publier une nouvelle édition du roman. Charles Bukowski en rédige la préface, devenue célèbre : « Un jour j’ai sorti un livre et c’était ça, écrit-il. Je restai planté un moment, lisant comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique… Fante était mon dieu. » Avec cette seconde parution, John Fante bénéficie d’une relative reconnaissance et poursuit la rédaction de plusieurs romans, parmi lesquels Mon chien stupide et L’Orgie.

Ce qui a tant bouleversé Charles Bukowski à la lecture de Fante, outre son style « qui n’a pas peur de l’émotion », c’est le personnage qui habite certains de ses romans : Arturo Bandini. Alter ego provocateur et narcissique de l’auteur, Bandini en est le double arrogant, inapte à la vie en société. Lorsqu’il lit Demande à la poussière, Bukowski vit avec une femme qu’il décrit comme « plus alcoolique » que lui. Lors de leurs disputes, l’écrivain explose : « Ne me traite pas de fils de pute. Je suis Bandini, Arturo Bandini ! »

Grâce à Bukowski, Arturo -Bandini est donc devenu sur le tard une idole – certes, dans un cercle encore restreint – du Los Angeles décalé, le symbole d’une vie artistique égocentrée et sans compromis. À travers trois romans, ses nouveaux admirateurs peuvent suivre son évolution.

Dans –Bandini, publié en 1938, le personnage est enfant. Il vit à Boulder (Colorado) et entretient une relation complexe avec son père, entre dégoût et admiration. Dans Demande à la poussière, le chef-d’œuvre, Bandini est à Los Angeles. Il publie ses premières nouvelles et est amoureux de Camilla Lopez, une Mexicaine-Américaine avec qui sa relation frôle le sadisme. Après la seconde édition du livre, Fante ajoute un nouvel opus à la saga d’Arturo Bandini, Rêves de Bunker Hill, un livre que, devenu aveugle, il dicte à son épouse, Joyce, et dans lequel le personnage travaille pour Hollywood.

Jusqu’à la mort de John Fante, en 1983, la saga d’Arturo Bandini se déclinait en une trilogie. Mais, quelques mois après son décès, Joyce retrouve dans des cartons un manuscrit resté inédit. Le livre s’appelle La Route de Los Angeles, et c’est en réalité le premier roman de John Fante, écrit entre 1933 et 1936. Fante avait alors négocié une avance avec l’éditeur Knopf et s’était enfermé pour écrire dans le sous-sol d’une bibliothèque municipale. Lorsque le roman fut achevé, il en était satisfait, même s’il en redoutait les aspects provocateurs : « Certains passages, écrit-il, vont hérisser les poils du plus teigneux des loups. » Il ne s’y était pas trompé et, à la lecture du manuscrit, les éditeurs flanchèrent. Knopf le refusa « avec une déception particulièrement grande ». Story Press le décrivit comme « ennuyeux et répétitif ».

Dans La Route de Los Angeles, Arturo Bandini a 18 ans. Son père vient de mourir et le jeune homme vit dans une ville portuaire avec sa mère et sa sœur. Le livre suit Bandini dans ses petits boulots, sur un chantier naval, dans une épicerie et finalement dans une conserverie de poissons. C’est la naissance du personnage. Tout est là, en plus extrême, intense et provocateur.

Publié à titre posthume en 1985, La Route de Los Angeles est une clé dans l’appréhension du personnage d’Arturo Bandini. Le roman est un livre en fabrique. Fabrique de John Fante, d’abord, qui cherche son style et varie entre une écriture serrée, presque cinématographique, et des envolées lyriques fantasmagoriques, tout en introspection. Fabrique -d’Arturo Bandini, ensuite, en tant que personnage romanesque et alter ego. Le livre est composé d’une succession de scènes hilarantes où Bandini est en confrontation permanente, avec ses employeurs, sa mère et sa sœur. Il les injurie, joue d’un ton ironique et impose sa vision du monde souvent puérile et toujours intransigeante.

À côté de ces séquences drolatiques, le roman se construit autour de longs passages où Fante se fait le porte-parole des voix secrètes de son personnage, ses fantasmes et ses rêveries, ce que son traducteur français Brice Matthieussent appelle « radio Bandini ». Le narrateur s’y met en scène comme un tombeur, une icône du sexe, un champion de courses, un dictateur régnant sur une colonie de crabes, et surtout le plus grand écrivain du monde. Bandini se le répète à tout bout de champ, autant pour écraser son entourage que pour s’en convaincre lui-même. Dès qu’il se sent attaqué, piégé dans sa faiblesse, il se rêve immense.

Dans La Route de Los Angeles, Fante acquiert pour la première fois ce qu’il retrouvera dans toute la saga des Bandini : cette double conscience qui fait de lui à la fois le calque du personnage qu’il crée et son observateur ironique et attendri. Passionnante, la lecture du roman évoque parfois celle de fiches qu’aurait rédigées un metteur en scène pour enrichir ses personnages. On y accède au Bandini du hors-champ, celui de l’adolescence, que seul Fante connaissait lorsqu’il écrivit les opus suivants. Le personnage s’y éclaircit en même temps qu’il s’y complexifie, détestable, drôle, bouleversant dans son incapacité à interagir avec les autres. Un double d’une extraordinaire puissance romanesque.

Littérature
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