Médias : sombre actu

Grèves et motions de défiance s’accumulent dans la presse et dans l’audiovisuel public et privé. En cause : le poids des actionnaires et l’absence de modèle économique d’avenir.

Julia Gualtieri  • 13 juillet 2016 abonné·es
Médias : sombre actu
© LOIC VENANCE/AFP

Il plane comme un malaise dans la presse. Rien qu’en trois mois, entre avril et juin, les directions de France Télévisions, de L’Obs et d’i-Télé ont essuyé une motion de défiance et au moins une grève. Une rébellion inédite pour L’Obs et la jeune i-Télé, mais l’opposition est claire : les motions ont été votées respectivement à 80 % et 89,5 % (65 % à France Télé). Ajoutez la grève à Radio France fin juin, avec un réseau Bleu mobilisé à 90 %, les programmes de France Inter et de France Info perturbés, et vous obtenez un panel varié : presse écrite et audiovisuelle, publique et privée.

Ces mobilisations ont pourtant un point commun : elles visent toutes les stratégies de rationalisation économique qui leur sont imposées. Nommé fin mai par Vincent Bolloré à la direction d’i-Télé, Serge Nedjar, que ses anciennes équipes à Direct Matin surnomment « le général Tapioca », a rapidement donné le ton face à sa rédaction : « Il n’y aura rien à discuter parce que vous ferez ce qu’on vous dit de faire. » De quoi voulait discuter l’équipe ? Des « programmes sponsorisés » et du non–renouvellement de 70 CDD et CDU (ces contrats d’usage pour une saison) – soit un quart de la rédaction ! Avec deux millions de pertes par mois, Serge Nedjar n’a qu’un mot d’ordre : faire des économies.

Place de la Bourse, à L’Obs, la même politique est à l’œuvre. La motion de défiance votée contre Matthieu Croissandeau dénonçait une « direction uniquement guidée par une volonté de réduire les coûts ». La grève des salariés du site Le Plus,de L’Obs, protestait contre la réduction de ses effectifs, diminués de moitié en moins de deux mois. Une mobilisation à laquelle le directeur a répondu… par des suppressions de postes supplémentaires.

Côté public, la situation n’est guère plus reluisante. Alors que Radio France est sous le coup d’un plan d’économies de 270 emplois (en cause, un déficit de 16,5 millions d’euros sur 2016), les syndicats estiment que le « chantier coûteux » de la nouvelle chaîne d’information publique (CPI) menace « les activités et les conditions de travail ». Les sociétés des journalistes (SDJ) de France Télé n’ont pas plus de sympathie à l’égard de la CPI – ils ont d’ailleurs rejeté à 94 % le nom « France Info » proposé par la direction. D’autant qu’ils doivent en plus accepter la fusion des rédactions de France 2 et de France 3, prévue depuis 2015. Mais les journalistes dénoncent aussi « le mépris, la désinvolture et parfois la grossièreté affichés » par leur directeur, Michel Field. En cause, sa réaction sur le plateau du « Supplément » de Canal +, après la grève début avril : « Ça m’en touche une sans faire bouger l’autre. »

Les rédactions ont-elles perdu toute influence dans le rapport de force avec leur direction ? Si la fronde laissait Michel Field indifférent, la motion de défiance ne l’a pas plus inquiété. Dès le lendemain, la présidente du groupe, Delphine Ernotte, lui « renouvelle sa confiance ». Tout comme Vincent Bolloré à Serge Nedjar et le trio Bergé-Niel-Pigasse à Matthieu Croissandeau. Depuis quelque temps, déjà, la motion de défiance, non encadrée juridiquement, n’est plus synonyme de départ : en 2015, le PDG de Radio France, Mathieu Gallet, ou le directeur de L’Express, Christophe Barbier, y ont tous deux survécu. À défaut de démissions, les grévistes ont-ils obtenu gain de cause ? Pas davantage. Seule i-Télé peut se satisfaire d’avoir négocié la requalification de onze contrats menacés en CDI et décroché une création de poste.

Choisis par les actionnaires, les directeurs de rédaction semblent intouchables. Matthieu Croissandeau, que des ventes en baisse et des échecs successifs auraient dû pousser vers la sortie, a ainsi préféré licencier ses deux adjoints, Pascal Riché et Aude Lancelin. Pour cette dernière, jugée trop proche du mouvement Nuit debout, le licenciement est sec. « Du jamais-vu », selon la rédaction. Sous couvert d’économies, c’est ici un recadrage de la ligne éditoriale qui s’opère. Visiblement, le directeur, qui souhaitait en 2014 « la pleine réussite de Manuel Valls et de son nouveau ministre de l’Économie, Emmanuel Macron », ne veut plus voir son canard s’ouvrir à une gauche plus radicale. Pourtant, selon une enquête réalisée auprès des lecteurs courant mars, les pages plébiscitées sont celles que chapeautait… Aude Lancelin. Pas dupe, la rédaction dénonce « un soupçon grave et inacceptable d’une intervention politique à un an de la présidentielle ».

À voir un journaliste d’i-Télé se faire huer lors d’une manifestation, il semble pourtant urgent que les journalistes puissent travailler librement. Au risque que les pressions « du bas » s’ajoutent à celles « du haut », remarque Sophie Eustache, membre du collectif Journalistes debout. Avec Julien Bonnet et Jessica Trochet, ce petit groupe a lancé un appel à témoignages en mai dernier et travaille à la rédaction d’un manifeste pour « apporter des solutions de résistance » et « un modèle économique qui assure l’indépendance des médias ». Seulement, « c’est dur de fédérer, d’entrer dans les rédactions, c’est un peu notre faiblesse », reconnaît Sophie Eustache. Les inspirations du collectif sont toutes trouvées : Pierre Rimbert, du Monde diplo, qui propose de mutualiser les coûts pour retrouver « une presse libre » ; les pistes évoquées par l’économiste Julia Cagé, auteure de Sauver les médias ; ou encore la solution des salariés de Nice-Matin, qui se sont organisés en société coopérative d’intérêt collectif (Scic) et sont devenus actionnaires majoritaires, une première dans la presse française.

Médias
Temps de lecture : 5 minutes