Péchés d’orgueil

Avec ses Damnés, Ivo van Hove n’arrive pas à la hauteur de Visconti. Et Angelica Liddell pratique la provocation avec trop d’arrogance.

Gilles Costaz  • 13 juillet 2016 abonné·es
Péchés d’orgueil
© Christophe RAYNAUD DE LAGE

_L__es Damnés,_ qui a ouvert le Festival d’Avignon dans l’auguste Cour d’honneur du palais des Papes, est un beau spectacle… qui ne laissera pas beaucoup de souvenirs. Car à quoi bon transposer le scénario d’un grand film de Visconti pour en faire un objet dramatique certes séduisant mais qui se situe à des encablures de l’œuvre qui l’a inspiré ?

On comprend que la Comédie-Française se soit lancée passionnément dans l’aventure : pour les acteurs, c’est une autre manière de travailler, une confrontation avec des technologies pas toujours simples en compagnie d’un metteur en scène fort différent des artistes français, le Belge Ivo van Hove. Mais le résultat n’est qu’une variation habilement menée, où le metteur en scène n’est que l’ombre du cinéaste.

C’est une saga dans les temps nazis. Dans la famille von -Essenbeck (inspirée par les Krupp, les rois de la canonnade allemande), l’ancêtre, les grands enfants et les épouses sont, pour la plupart, désireux de tenir les rênes des aciéries, mais il n’est pas simple de faire face aux nazis, qui ne pensent qu’à mettre en place leur machine de guerre. L’un des garçons fait de la résistance, un autre est aspiré par ses tendances pédophiles et incestueuses. La mort sera pour beaucoup l’issue d’un chemin complexe et contradictoire. Van Hove cherche à amplifier le combat du mal et la domination, symbolisés par une série de cercueils où les personnages vont s’étendre les uns après les autres.

En plaçant des loges de théâtre sur l’un des côtés et un grand écran sur la muraille, Van Hove nous donne à voir à la fois le théâtre en train de se faire, l’action tragique et des moments de suspension où l’agitation s’interrompt et où l’image ajoute une vie esthétique à la vie théâtrale. Le jeu d’Elsa Lepoivre, de Didier Sandre, de Guillaume Gallienne et de Christophe Montenez a de l’éclat. Mais le metteur en scène pèche par orgueil, avec des ajouts et des retraits qui n’améliorent pas le scénario original.

Parallèlement, Angelica Liddell présente sa nouvelle création, Que ferai-je, moi, de cette épée ?, où sa propre écriture se mélange parfois à celle d’auteur aimés, tels Cioran, Trakl ou Hölderlin. On a beaucoup d’estime pour la sulfureuse Espagnole, sorte d’Artaud féminin qui se place au centre de ses pièces, lance des anathèmes furieux pour prendre à contre-pied le bon goût et les notions classiques de la beauté. Elle revendique une parenté avec les assassins et rêve à haute voix d’être victime d’un viol après sa mort. Elle proclame que sa « méchanceté est amour » et que « le rationalisme est un crachat sur l’esprit ». Pour elle, crime, amour et Dieu sont les termes d’une même équation, qu’elle développe tout en dénonçant les mensonges du libéralisme et de la bonté telle qu’elle est conçue dans nos sociétés.

La nocturne Angelica est épatante dans ses interventions en solo. Malheureusement, elle organise autour de ses monologues une cérémonie provocatrice dont elle ne maîtrise ni la durée (près de cinq heures !) ni le sens. Elle fait défiler des cortèges de filles dénudées et quelques garçons guère plus vêtus pour railler les stéréotypes des blondes nordiques et des Japonais pudiques. Les tableaux qu’elle compose (en collant poulpes et serpents sur les corps nus) se retournent contre elle : l’ensemble fait plus tableaux vivants pour vieux messieurs de la Belle Époque qu’explosion d’un érotisme transgressif. Heureusement, les allusions aux attentats de Paris et aux Eagles of Death Metal donnent un peu d’émotion à ce fatras troublant et arrogant.

Théâtre
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