Thierry Paquot : « L’urbain, c’est celui qui accueille »

Pour le philosophe Thierry Paquot, la notion de communauté tend à disparaître au profit d’une conception consumériste de la ville. Dans le même temps, des expérimentations tentent de réactiver la citoyenneté en associant autonomie et solidarité.

Ingrid Merckx  • 20 juillet 2016 abonné·es
Thierry Paquot : « L’urbain, c’est celui qui accueille »
© Photo : NICOLAS TUCAT/AFP

Président d’Image de ville et du conseil d’orientation stratégique du Learning Center sur la ville durable, Thierry Paquot a coordonné un dossier de la revue Panorama des idées consacré à la ville [^1]. Le philosophe y rappelle notamment le lien entre urbanisation et productivisme et évoque l’émergence de villes globales qui se dénationalisent, « vivant leur vie indépendamment de l’État-nation dans lequel elles se trouvent et réseautant entre elles ». Rares sont les villes – telles les « villes lentes » ou « en transition » – qui acceptent de décroître, souligne-t-il. Enfin, menacées par les mégalopoles et l’étalement urbain, les villes sont pour lui des « constructions culturelles et politiques fragiles », mais aussi un lieu idéal à défendre et à embellir.

Qu’appelez-vous « l’esprit de la ville » et « le monde des villes » ? En quoi sont-ils en péril ?

Thierry Paquot : L’esprit des villes réside en la combinaison de trois qualités : l’urbanité, la diversité et l’altérité. Ainsi, une ville ne se caractérise pas seulement par un seuil démographique, une configuration spatiale ou une certaine densité, mais par ces trois qualités qui se trouvent rarement réunies, entretenues et renouvelées. L’urbanité, pour Cicéron, consiste en la -maîtrise de sa langue au point de se montrer disponible avec celui qui ne la parle pas très bien. En lui manifestant votre hospitalité, vous vous révélez « urbain ».

La diversité vise tous les aspects de la société : diversité générationnelle, sexuelle, linguistique, ethnique, culturelle, cultuelle et bien sûr professionnelle. Il faut de tout pour faire une ville ! Quant à l’altérité, elle concerne l’étrangeté de l’Autre comme garantie de votre propre différence, elle est fondamentale pour le déploiement de votre singularité.

Et l’Autre le plus éloigné de vous, celui que vous n’arriverez jamais à connaître, c’est le vivant, la faune et la flore. En cela, l’altérité ne s’arrête pas à vos concitoyens, elle embrasse les arbres, les oiseaux, les plantes, les animaux domestiques et sauvages, qui ont aussi leur place dans la ville. Une cité minière tout comme une gated community [enclave résidentielle sécurisée] ne sont pas des villes : elles manquent de diversité. Tout comme un gratte-ciel – impasse en hauteur –, qui n’a rien d’urbain et se contente d’entasser les habitants dans des logements superposés sans liens entre eux. Un ascenseur ne sera jamais une rue, car ce n’est aucunement un espace public !

L’urbanisation planétaire revêt plusieurs formes : mégalopoles, bidonvilles, lotissements pavillonnaires, urbain diffus… On voit à quel point ce qui représente la ville est fragile. Le monde des villes correspond à cette urbanisation couplée à la globalisation qui généralise les mêmes valeurs et comportements : ce que j’appelle « l’urbanisation des mœurs », portée par les travailleurs immigrés, l’école, la télévision, Internet, le tourisme massifié et, avant tout, la consommation comme seule finalité de notre existence, y compris la consommation territoriale.

Quand passe-t-on du statut de consommateur ou de client d’une mégalopole à celui de citoyen d’une ville ?

La citoyenneté se cultive. Or, depuis longtemps déjà, la classe politique, qui se pare des vertus de « l’expert », considère les administrés comme des consommateurs qu’on consulte parfois. Une telle situation favorise l’abstentionnisme. Être d’une cité signifie se préoccuper des affaires de celle-ci, ce qui suppose des interactions permanentes entre les citoyens et leurs représentants – tirés au sort ou élus. Le rêve capitalistique serait une ville-à-consommer, avec non pas un maire mais un directeur salarié, révocable à tout moment, qui « gère » la ville comme une entreprise et assure à chaque habitant-consommateur d’en avoir pour son argent… La communauté – communitas, qui est ce qui nous engage les uns vis-à-vis des autres – se trouve dévastée par la conception consumériste qui gagne du terrain, comme en témoigne la multiplication des gated communities, ici au nom de la sécurité, là du standing… On peut imaginer la disparition des villes. Certaines sont déjà remplacées par des « unités d’habitations » sans aucune vie politique. Avec L’Obsolescence de l’homme, l’essayiste Günther Anders a montré en 1956 qu’être un « bon citoyen » consistait à regarder la télévision !

En quoi la ville peut-elle être « un lieu idéal » pour un « individu singulier » ?

Une ville, par la diversité qu’elle offre, facilite l’affirmation du sujet, parfois en opposition à d’autres. Si la consommation rime avec aliénation et vise à provoquer les mêmes réflexes, le même conditionnement, la singularité en est alors l’antidote.

Les villes globales sont-elles conçues par et pour des élites globalisées ? Que pensez-vous des tactiques comme celles que développe le laboratoire Perou contre la ville « hostile » aux réfugiés, aux sans-abri ou aux handicapés ?

Comme l’a démontré la sociologue de la mondialisation Saskia Sassen, les villes globales desservent avant tout une « élite globalisée » qui est partout chez elle. Cette élite se libère de tout attachement territorial, tout comme elle adopte un « anglais international » et peut servir indifféremment telle ou telle firme. À cette globalisation par en haut il convient d’opposer une globalisation par en bas, qui repose sur la création de bio-régions urbaines, comme le suggère le territorialiste Alberto Magnaghi. Cela ne signifie pas pour autant un enracinement local avec une économie autarcique ! Ces bio-régions reposent sur la décentralisation, la démocratie participative, le respect de l’Autre, l’autogestion et l’écologie. Le Perou va dans ce sens : il est à la fois un lanceur d’alerte et un expérimentateur social, il appuie là où ça fait mal ! Ce n’est pas le campement improvisé qui est la « Jungle » de Calais, mais plutôt la société dans laquelle il se construit…

La ville vous paraît-elle l’échelle principale des décisions et des expérimentations, comme cela apparaît par exemple dans le film Demain en matière de transports, de monnaie locale, etc. ?

Je parle plus volontiers de bio-régions urbaines, des ensembles territoriaux en réseau qui associent autonomie et solidarité. Le film Demain veut montrer l’écologie politique en actes, aussi s’attarde-t-il sur des gens qui incarnent un changement, une expérimentation : là une monnaie locale, ici la récupération des déchets, ailleurs la transition énergétique, etc. « Ici » et « là » sont fréquemment des villes, mais il existe d’autres réalisations dans des campagnes. Sachant toutefois que « ville » et « campagne » sont plus que perturbées par le productivisme et qu’en retrouver les fondamentaux n’est pas simple. Par exemple, disposer d’un sol organique pour une agriculture bio ou une permaculture demande un long temps de convalescence à un sol usé par la chimie à hautes doses. Il en va de même pour qu’une ville soit « marchante » et non plus livrée à l’automobile, ou pour que les enfants puissent y jouer sans danger [^2].

Les modes de vie innovants s’inventent-ils plutôt à la campagne, comme à Notre-Dame-Des-Landes, au moment même où la vie à la campagne – transports, pesticides etc. – semble moins écologique que la vie en ville ?

Le productivisme est né dans l’agriculture avec la mécanisation du travail, la sélection des espèces, la généralisation de la chimie, la constitution d’une industrie agroalimentaire et l’internationalisation des échanges de biens alimentaires. Aussi la résistance des fermiers de Notre-Dame-des-Landes est-elle exemplaire.

Les socialistes – dans un héritage du siècle dernier, avec la croyance en un « développement des forces productives » – imposent cet aéroport l’année même de la COP 21 (une mascarade, mais quand même !), montrant ainsi qu’ils n’ont aucune vision, qu’ils sous-estiment la préoccupation environnementale, qu’ils sont persuadés que la multiplication des vols est l’indice d’une « croissance verte ». Cela les empêche de voir le contenu de leur assiette, la dégradation de la santé publique (partout l’espérance de vie en « bonne santé » décline), l’absurdité d’une économie consommatoire. Ils oublient la terre, le ciel, l’air et le feu, ils ne savent plus ce qu’est une poétique des éléments, ils sont du côté de Prométhée, alors même que le sens de l’histoire est du côté d’Épiméthée [^3]…

[^1] « Vivre. Repenser. Raser les villes ? », Panorama des idées, juillet-août 2016,Lemieux éditeur, 144 p., 14 euros.

[^2] Lire : La Ville récréative. Enfants joueurs et écoles buissonnières, sous la direction de Thierry Paquot, Infolio, 2015 ; Un philosophe en ville, nouvelle édition, Infolio, 2016 ; Terre urbaine. Cinq défis pour le devenir urbain de la planète, nouvelle édition, La Découverte, 2016.

[^3] Dans la mythologie grecque, Prométhée et Épiméthée sont deux frères titans à qui fut confiée la tâche de créer l’humanité. Épiméthée partagea le courage, la force et l’agilité entre toutes les créatures vivantes, tandis que Prométhée déroba le feu aux dieux pour faire de l’homme une créature supérieure. Pour le punir, Zeus le fit enchaîner au sommet du Caucase, où un aigle lui dévorait le foie, qui repoussait sans cesse.

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