« Continuer », de Laurent Mauvignier : Une chevauchée fantastique

Dans Continuer, Laurent Mauvignier entraîne une mère et son fils en rupture dans le lointain Kirghizistan. Un roman entre intimisme et aventure qui s’affirme comme une œuvre politique.

Christophe Kantcheff  • 7 septembre 2016 abonné·es
« Continuer », de Laurent Mauvignier : Une chevauchée fantastique
© Photo : Roland Allard.

Au lendemain des attentats du 13 novembre, Laurent Mauvignier a publié dans Le Monde un texte où il réaffirmait la nécessité de la littérature. En ce temps d’horreur, l’auteur de Des hommes posait une esthétique, indissociable d’une éthique qui, chez lui, ne cherche pas à se dissimuler : « Les livres qui font naître la complexité du monde, son épaisseur, à partir de la singularité des êtres, des expériences humaines, peuvent nous donner à penser la violence, les attentats, la solitude, mais aussi la solidarité, le partage, le besoin de vivre », écrivait-il. Son nouveau roman peut se lire à l’aune de ce texte. D’ailleurs, Continuer s’ouvre sur une note sereine. Son incipit est annonciateur d’un roman où la tragédie n’est pas implacable.

Les deux personnages principaux, Samuel et Sybille, sont pourtant des personnages intranquilles. Ils sont partis pour plusieurs mois accomplir un périple au Kirghizistan, une ancienne république soviétique. Non comme des touristes. Sybille a décidé d’emmener très loin son fils, un adolescent en rupture, au bord de la délinquance, parce qu’elle fait le pari que cette immersion dans l’inconnu lui permettra de reprendre pied. Mais Sybille est aussi agitée par des fantômes. Ceux-ci reviennent à travers le récit d’un rêve récurrent et au gré de flash-back qui éclairent son passé : vingt ans plus tôt, elle se destinait à une brillante carrière en chirurgie tout en ayant écrit un roman que des éditeurs souhaitaient publier. Mais un drame l’a stoppée net – la mort du jeune homme qui fut son grand amour – et aspirée vers un sentiment de honte délétère : celui de n’avoir pas réalisé les promesses qu’elle portait.

Continuer est donc régi par des enjeux psychologiques et existentiels, dont la relation conflictuelle entre la mère et le fils est le témoin. Mais, même s’ils ne sont pas totalement perdus, Sybille parlant la langue de ses parents, le russe, avec les Kirghizes, ils sont là hors contexte habituel, déterritorialisés. Si bien qu’une autre trame narrative vient s’entremêler, celle de l’apprentissage d’une culture ignorée et d’une région aux -paysages splendides mais ardus, que Sybille et Samuel, comme tous les voyageurs, traversent à cheval.

Continuer prend donc aussi des allures de roman d’aventure. Les deux montures, des bêtes magnifiques, y occupent une place -emblématique. Parce que la peur panique des chevaux en terrain hostile, qu’ils doivent surmonter pour passer les à-pics et les cours d’eau traîtres, résonne avec les angoisses de Samuel. Parce qu’aussi les soins et l’attention qu’ils requièrent seront le premier vecteur de raccordement au monde pour le garçon.

Dans ce registre épique, l’écriture de Laurent Mauvignier se déploie avec une maestria non ostentatoire. Certains passages saisissent par leur beauté née de la tension de la langue, comme ces quelques pages consacrées à l’agonie d’un cheval qui déclenchent une émotion violente chez le lecteur. Cet épisode, bref et non central dans l’intrigue, se retrouve dans le titre du long second chapitre : « Peindre un cheval mort ». Histoire, pour Laurent Mauvignier, de soustraire son roman à un réalisme absolu, lui qui a doté Sybille d’une admiration littéraire envers Beckett, d’où le prénom Samuel donné à son fils.

Mais revenons aux deux dimensions du roman, intimiste et aventurière. Celles-ci agissent l’une sur l’autre comme deux pierres que l’on frotterait pour produire une étincelle. Car c’est cela que raconte Continuer : un parcours qui trouve sa lumière. Plus exactement : une réappropriation de soi autant qu’un réapprentissage de la relation mère-fils. Laurent Mauvignier s’y livre non par un récit édifiant, mais en confrontant les complexités de ses personnages, leurs contradictions et leurs combats intérieurs à la forte présence d’un grand Autre.

Or, cet Autre, pour Samuel, ce sont « les musulmans », envers lesquels il conçoit une haine due à sa propre peur, d’autant plus paradoxale que les Kirghizes sont d’une hospitalité inconditionnelle. Tandis que sa mère, qui pourrait partager ce rejet – son amour de jeunesse a été tué dans l’attentat de la station Saint-Michel, mené par le Groupe islamique armé –, a dépassé ses premières (ré)pulsions pour retrouver des idées généreuses et une ouverture à l’autre.

Dans son texte post-attentats, Laurent Mauvignier expliquait : « L’écrivain doit prendre le temps de la mise en perspective, et, dans le cas des romanciers, prendre le temps d’interroger la violence par le prisme de sa pratique, qui n’est ni celle de la philosophie, ni celle de la sociologie, de la psychologie, etc., mais qui pourtant les enveloppe et les concentre dans ces expériences simulées qu’on appelle fictions. » Il prend non seulement littérairement en charge des événements tragiques en prise avec notre actualité, aux relents nauséabonds – l’islamo-phobie. Mais il fouille ce qui, au cœur des hommes, constitue leur capacité à résister : leur grandeur, leur liberté. C’est pourquoi Samuel et Sybille ne sont pas condamnés à « vivre à la hauteur de [leur] médiocrité ». Continuer refuse l’assignation à un comportement et toute idée réduisant un être à une identité, quelle qu’elle soit. C’est pourquoi, aujourd’hui, ce livre est profondément politique. Il s’offre à nous qui en avons plus que jamais besoin. Comme le dit le narrateur à propos de Sybille jeune, au début des années 1990, quand elle avait achevé son manuscrit : « Elle ne fait pas vraiment de politique, c’est normal, elle a dans son tiroir la seule arme réellement efficace contre la lepénisation des esprits – son roman. » 

Continuer, Laurent Mauvignier, Minuit, 240 p., 17 euros. Son roman précédent, Autour du monde, est réédité en poche chez le même éditeur, 416 p, 9,80 euros.

Littérature
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