Les chaînes du libéralisme

Du traitement de l’info aux partis pris des journaux télévisés en passant par le choix des chroniqueurs, la télé est nettement passée à droite. Jusqu’au service public.

Jean-Claude Renard  • 14 septembre 2016 abonné·es
Les chaînes du libéralisme
© Photo : MATTHIEU ALEXANDRE/AFP

C’est la rentrée médias et France Télévisions annonce ses nouveautés. Thomas Thouroude (ancien d’i-Télé et ex-Canal+) vient animer sur France 2 « Actuality », énième talk-show de décryptage de l’actu. Autour de lui, une équipe tournante de chroniqueurs, baptisés des « éclaireurs », sans doute triés sur le volet : Jean-Christophe Buisson, rédacteur en chef du Figaro Magazine ; Nathalie Schuck, journaliste politique au Parisien ; Adelaïde de Clermont-Tonnerre, de Point de vue ; Eugénie Bastié, du Figaro.fr, réputée pour ses billets ultra-réacs, pro-Manif pour tous, anti-immigration et anti-avortement. On y croise encore Olivier Norek, un ancien policier, Emmanuelle Duez, patronne d’un cabinet de conseil, ou Mourad Boudjellal, à la tête du club de rugby RC Toulon.

Pas un représentant de la presse de gauche, pas un syndicaliste ou représentant d’association. Si « Actuality » n’est jamais qu’une émission de fin d’après-midi, diffusée à 17 h 45, son équipe est révélatrice de la droitisation du petit écran, à la fois toujours plus flagrante et insidieuse, du talk-show à l’information, toutes chaînes confondues, service public compris.

Ce lundi 5 septembre, jour de première pour « Actuality », c’est justement la mobilisation des Calaisiens contre les migrants : « Y a-t-il enfin quelqu’un pour sauver Calais ? » Entendez : comment sauver Calais des migrants ? Et c’est à Olivier Norek de commenter, en ancien flic, qui ne voit que les difficultés des riverains et des routiers. Foin du sort des réfugiés. Quelques heures plus tard, TF1 et France 2 ont recueilli la colère et l’exaspération des habitants. « On n’est plus chez nous », pouvait-on entendre, « on n’en peut plus ». Aux mêmes JT, on rapporte qu’Angela Merkel connaît un revers électoral outre-Rhin, avec une poussée de l’extrême droite. Pourquoi ? La faute aux migrants encore. « Ça ne peut plus durer ! », s’exclame une électrice allemande dans le mini-reportage de France 2. Il n’y aura pas d’autre explication. On pouvait difficilement faire mieux pour alimenter le climat de xénophobie.

Le ballet des chroniqueurs

La droitisation du petit écran s’observe notamment par l’omniprésence des mêmes chroniqueurs et éditorialistes. Invité de l’émission médias de Sonia Devillers, « L’instant M », sur France Inter, le 1er septembre, Jean-Michel Aphatie reconnaissait que seuls une vingtaine de politiques se partageaient micros et caméras. Une vingtaine qui tourne dans les quelque 90 émissions par semaine (rien que ça !) susceptibles de recevoir un politique. Aphatie aurait pu ajouter que les intervieweurs ou autres intervenants sont encore moins nombreux, et toujours les mêmes. Il en fait partie.

À titre d’exemple, Christophe Barbier, directeur de L’Express, déjà présent sur BFMTV, officie ­régulièrement dans une émission du service public, « C dans l’air » (sous l’ère Yves Calvi, passé cet été sur LCI, remplacé par Caroline Roux en semaine et Bruce Toussaint le week-end), comme Brice Teinturier, Roland Cayrol, Catherine Nay, Yves Thréard, Ivan Rioufol, tous clairement situés à droite. En guise d’équilibre, on invite un journaliste du Monde, « supposé de gauche, ou peut-être moins à droite, relève Samuel Gontier. C’est un flux permanent des mêmes intervenants ».

Avec Eugénie Bastié, lyrique zemmourienne, maintenant chroniqueuse sur France 2, tout se passe comme si le réac était bien inscrit dans le paysage. Garant aussi du buzz.

La démission d’Emmanuel Macron, mardi 30 août, est un autre exemple de cette droitisation bien installée. Chef du service politique de BFMTV, Thierry Arnaud s’est emballé aussitôt. Pour lui, Macron, « c’est la gauche que le patronat aime bien ». La gauche ? Mais quelle gauche ? Le soir même, TF1 en fait son champion et lui consacre 30 minutes de son JT (contre dix pour le reste de l’actualité). Sur France 2, François Lenglet (« un économiste sérieux », dit non moins sérieusement Cyrille Eldin dans son nouveau « Petit journal », sur Canal +) n’est pas en reste : « Il a réussi à incarner une forme de modernité, en bousculant les certitudes de son propre camp, en se présentant comme celui qui dit les vérités qui fâchent, sur l’ISF et les 35 heures. »

Au début de l’été, et tout au long de l’Euro de football, les JT des grandes chaînes ont eu tôt fait de -décrédibiliser les journées de mobilisation contre la loi travail, associant terroristes et casseurs contre la police (au moment de l’assassinat du couple de policiers de Magnanville), fustigeant la CGT [^1].Faut-il s’en étonner ? Sûrement pas. On est dans la continuité. Qu’on se souvienne du traitement accordé au code du travail, en 2015. Pour Gilles Bouleau, « dans un pays qui compte 400 000 normes et où le code du travail pèse un kilo et demi, l’idée de simplifier et d’alléger le carcan administratif semble évidente ». Même impression d’insupportable lourdeur chez Pujadas, se muant en haltérophile, brandissant devant les caméras « notre fameux code du travail, si lourd avec ses près d’un kilo et demi ». Il faut croire que les rédac des JT ont toutes investi dans une balance.

Toujours sur le code du travail, quand Gilles Bouleau reçoit Emmanuel Macron, il lui reproche de ne pas aller assez loin : « Ce que tous les autres pays ont fait, c’est-à-dire se débarrasser du CDI tel qu’il est aujourd’hui, vous ne le faites pas. Le CDI reste et restera. C’est un tabou, c’est une vache sacrée. » Pour Pujadas, c’est « un totem traditionnel de la gauche ». Du coup, son JT passe un micro-trottoir qui tend à démontrer que les Français jugent la loi Macron trop mollassonne.

Le CDI, c’est l’ennemi. Au besoin, on va chercher des preuves à l’étranger. En Autriche, par exemple, « qui affiche un taux de chômage d’à peine plus de 4 % », dixit David Pujadas, qui demande la recette à son envoyé spécial. C’est bien simple : « À part les femmes enceintes et les salariés de plus de 50 ans, un salarié peut-être licencié sans aucune raison. » CQFD. Dans le même esprit, quand il s’agit de traiter le travail dominical, on n’hésite pas à demander l’avis de clients qui font leurs courses… le dimanche ! Toujours sur France 2, on se réjouit d’un pouvoir d’achat qui connaîtrait une hausse de 0,5 %, mais on ne s’offusque pas de l’augmentation de 169 % par an du salaire de Carlos Ghosn, PDG de Renault. Une omission parmi d’autres. Et, quel qu’il soit, il est clair qu’on n’aime pas déranger le pouvoir.

Un tel traitement éditorial sur les chaînes commerciales n’est guère surprenant. Elles sont dans leur rôle. Il l’est davantage quand il se produit régulièrement sur le service public. Et, précisément, France 2 n’y va pas avec le dos de la cuillère, même si certains -numéros de « Cash investigation » sur les paradis fiscaux ou la formation -professionnelle, ou un -« Complément d’enquête » sur Vincent Bolloré proposent une autre lecture de l’info, reposant surtout sur l’enquête. Les dernières tensions entre Élise Lucet et Michel Field, directeur de l’information du groupe, autour de la diffusion d’un numéro d’« Envoyé spécial » sur l’affaire Bygmalion, au moment où le parquet a requis le renvoi en correctionnelle de Nicolas Sarkozy, sont révélatrices des distorsions au sein du service public (le second préférant que cette diffusion, programmée le 29 septembre, soit repoussée après la primaire des Républicains, c’est-à-dire après le 27 novembre). C’est un « “Clash investigation”, il faut qu’il s’explique ou qu’il s’en aille », confiait à l’AFP Serge Cimino, délégué SNJ à France Télé.

Il y a, d’un côté, la direction et, de l’autre, des journalistes. Et les clashs sont fréquents. Rappelons qu’en avril l’ensemble des journalistes de France Télé a voté une motion de défiance contre Michel Field, avec une majorité écrasante de 65,14 % (et seulement 18 % de votes favorables). Pour sûr, sa démission n’est pas loin. La grogne est aussi présente à France 3, qui redoute son absorption, avec la fusion des rédactions prévue pour 2017, et un traitement de l’info qui serait imposé depuis Paris, du haut d’une tour d’ivoire.

De fait, s’interroge William Irigoyen, journaliste, auteur de l’essai critique sur le 20 heures Jeter le JT, « où sont passés les sujets sociaux et les résistances dans les JT, les luttes ouvrières, les combats syndicaux ? Ou alors comment sont-ils traités ? ! Sur l’économie, par exemple, il existe tout un cénacle de chroniqueurs qui sont tous d’accord les uns avec les autres pour nous signifier qu’il n’y a qu’une seule pensée possible. Où voit-on Jacques Généreux ou les Économistes atterrés sur un plateau télé ? C’est un rouleau compresseur idéologique qui nous assène que tout est joué et qu’il faut s’en satisfaire. Le plus insidieux, c’est d’entendre au sein des rédactions que le monde a toujours été comme ça et qu’on n’y peut rien, éliminant toute dimension critique ». La dimension critique, c’est bien ce qui fait défaut sur le petit écran, jusqu’à France Télé, donc.

Loi travail, migrants, CDI, allocations, travail dominical, les télés ont à l’évidence choisi leur camp, comme elles avaient choisi leur camp début 2015 contre Syriza, agitant le chiffon rouge devant la « menace » Tsipras. Cette droitisation, bien installée, n’est pas nouvelle, certes, mais elle se durcit terriblement, avec une information bien orientée, au diapason d’une année de campagne électorale qui s’annonce avec des programmes autour de la sécurité, de l’identité et de la dérégulation du travail. À droite de la droite. Là-dessus, la télévision a déjà pris ses marques.

[^1] Voir Politis n° 1409, du 23 juin.

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Télévision : À droite toute !
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